A près de dix-huit ans, Héloise était une créature accomplie; non seulement docte, mais belle, "l'honneur et l'ornement de son sexe", (...); fière, mais avec une dignité, une réserve qui prouvaient que ses pareilles, alors, pouvaient briller par l'intelligence, sans rien perdre de ce qui fait le charme essentiel de la femme. Ces fleurs de l'esprit, elles les portaient à un point extrême de raffinement; mais elles ne se montraient pas vaines de s'en parer. De semblables ornements étaient pour elles plus discrets que les bijoux, bagues ou colliers qu'ils suppléaient, car ils constituaient un privilège presque exclusivement monastique. Les dames ou demoiselles lettrées, non soumises à la règle d'ignorance séculière, attribuaient à la vertu de leurs connaissances, une séduction immatérielle ; et toutes confuses des noces qu'elles célébraient avec le Savoir, rougissaient sous leurs nouveaux attributs comme une jeune mariée à l'ombre de son voile.
L'amour courtois, au contraire, se révèle d'essence spiritualiste par sa délicatesse et son raffinement extrêmes, (...). Il atteint à la mysticité par les préoccupations d'ordre religieux qu'il mêle à son idéalisme exalté, et qui reparaîtront dans le quiétisme de Fénelon, le naturisme de la Julie de jean-Jacques (laquelle ne s'intitule pas pour rien La Nouvelle Héloise).
Héloise est belle (dix-huit ans), elle est intelligente, elle est sage : pure et savante ; sa connaissance du latin l'a rendue apte -selon le souhait de l'Eglise- à comprendre les prières et les livres saints; enfin, la passion qui la possède a avivé la chaleur de son imagination. Elle réalise, aux yeux d'Abailard, en quête d'éprouver, pour élargir ses connaissances, les ressources infinies de l'amour, le sujet idéal.
Mais se commettre avec des ribaudes, s'initier aux secrets de la volupté dans un bouge, par un contact avilissant, était chose pour quoi Abailard avait toujours éprouvé la répugnance de plus vive, même au plus fort de la saison chaude, quand sous l'aiguillon de la chair des images de luxure le hantaient, troublaient ses veilles studieuses...
De tous les dignitaires ecclésiastiques de Sainte-Marie, néanmoins, le chanoine Fulbert était celui qui avait le mieux connu, sinon le mieux suivi l'évolution de la fortune d'Abailard. Non qu'il fût particulièrement féru de philosophie, ni de théologie. Mais la jeune fille, qui habitait chez lui, et venait depuis peu d'arriver du couvent, l'avait tenu avec exactitude au courant des travaux de l'illustre maître et des combats qu'il avait dû livrer pour vaincre l'acharnement de ses adversaires.