Mon cœur s'était apprivoisé avec la honte ; mais quel est l'homme qui ne cherche pas à colorer ses défaites et ses lâchetés ? Nous portons tous en nous un impudent sophiste dont l'éloquence est à l'affût des occasions et qui attend, pour se montrer, le signe que lui fait notre conscience aux abois… Oh ! nous ne sommes pas des criminels. Nous n'égorgeons pas notre vertu un couteau à la main ; nous lui présentons du poison, et le sophiste lui persuade de la boire. Ce n'est pas un meurtre, c'est un suicide ; ce n'est pas un attentat, c'est un malheur. Et quand elle a succombé, nous ignorons comment cela s'est passé, nous nous demandons quel vertige l'a prise, ce qui a bien pu lui arriver, et nous lui reprochons de nous avoir abandonné. Pendant ce temps, le sophiste fait le mort : de quoi lui parlez-vous ? Il n'a rien vu.
M. de Liévitz était un de ces hommes qui représentent toujours. Il y avait dans toute sa personne un sérieux gourmé, compliqué d'une raideur germanique qui lui ankylosait les coudes et les genoux. Il gardait son maintien compassé, la solennité de ses allures jusque dans ses moments de vive et sincère émotion, et je suis persuadé que son sommeil même avait le caractère officiel d'un service public.
J'apportai une extrême circonspection dans ma conduite, dans mes discours. Non seulement il y allait du succès de ma mission ; mais il eût suffi d'une démarche précipitée, d'un propos hasardé pour compromettre d'autres sûretés que la mienne. Pour la première fois j'éprouvai ce qu'a de sévère et de bienfaisant le sentiment de la responsabilité. Je n'étais plus mon maître, j'appartenais à une grande cause qui m'était plus chère que la vie ; de ma sagesse ou de ma folie dépendait plus d'une destinée ; j'étais devenu quelque chose, et ma conscience était heureuse.
Nous apportons dans ce monde certaines dispositions radicales, et ce sont les circonstances qui en déterminent l'application. Ce qui est certain, c'est que, votre vie durant, il faudra toujours que vous ayez un culte pour quelque chose ou pour quelqu'un. Il y a là dedans une chapelle dont les cierges ne s'éteignent jamais. Qu'adorez-vous maintenant ? est-ce Dieu ? est-ce une femme ? Je n'en sais rien ; mais, si vous me permettez de vous le dire, je suis tenté de croire que vous avez une mère qui aime Dieu amoureusement, comme on aime son amant, et un père qui dans sa jeunesse aimait les femmes religieusement, comme une dévote aime le bon Dieu.
Qu'elle est courte et aveugle, l'imagination de l'homme ! Qu'elle est ignorante de nos lendemains ! La mienne se tournait aux quatre coins de l'horizon pour découvrir de quel côté allait venir l'ennemi. Il n'arrive jamais par le chemin que nous regardons, et nous le cherchons encore des yeux qu'il est déjà debout derrière nous.