AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


ISBN : inconnu

Françaises, Français ...

... Ah ! ah ! avouez que je vous ai fait peur ! Mais si, je vous ai vu sursauter, là, vous, dans le coin, qui tentez de vous cacher derrière votre camarade ! Vous vous êtes dit sans doute : "Pour son anniversaire, elle a complètement pété les plombs !" mais rassurez-vous, il n'en est rien : je commençais ainsi parce qu'il est dommage que le rédacteur de "La Peur" (roman terrible sur la non moins terrible Grande guerre) ou encore de "Sainte-Colline" (récit d'une scolarité malheureuse) ne soit resté dans la mémoire de la majorité d'entre nous (et sur la majorité de nos étagères de bibliothèque) que pour un seul roman, il est vrai digne de Rabelais mais en moins pédagogique : "Clochemerle." Quand je suis née - il y a de cela cinquante-six ans - on interdisait sévèrement aux enfants d'y porter ne fût-ce que le regard le plus indifférent : c'est vous dire combien les vilains garnements (dont je ne fus jamais ) cherchaient à en savoir plus. D'autant que, dans l'édition qu'il y avait chez ma grand-mère (et que j'ai rachetée chez un bouquiniste par la suite), les illustrations avaient un charme baroque, un peu à la Peynet. L'un des personnages, qui soulève son chapeau melon devant "Les Galeries Beaujolaises" et la flamboyante Judith Toutmignon, ressemble d'ailleurs presque comme un frère à l'Amoureux de Peynet. Mais comme, à l'époque, on ne signalait pas le nom des illustrateurs à moins que leur nom ne fût déjà bien connu (manie détestable et injuste réapparue depuis quelques années d'ailleurs dans notre monde des quatrièmes de couvertures), il m'est impossible de vous garantir que c'est effectivement Peynet qui conçut la première jaquette de "Clochemerle" pour "Le Livre de Poche."

Roman inusable, indémodable, "Clochemerle" fait partie de ces succès de librairie qu'on réédite régulièrement et qui fit, d'ailleurs, la fortune de son auteur, le Lyonnais Gabriel Chevallier né l'année même où les frères Lumières inauguraient ... le cinéma. Pourquoi un tel succès pour un livre qui insiste - parfois lourdement - sur l'aspect grivois de l'intrigue et qui se rebelle plus ou moins ouvertement contre le système - encore et toujours lui - même si le déclenchement du Grand Soir n'en est pas le thème principal ?

Eh ! bien, peut-être parce que "Clochemerle" symbolise toute une part de notre littérature, la part rabelaisienne et humaniste, le tout en un style beaucoup plus fin que ne se l'imaginerait quelqu'un qui ne l'a jamais lu, le tout fondé sur des personnages truculents et qui, bien que solidement typés pour la plupart, n'en font pas moins terriblement authentiques. A Clochermerle, paysans ou notables, on ne triche pas. En tous cas, pas avec le lecteur. On dit ce qu'on pense, dans la langue de Molière, en trébuchant parfois sur les syllabes parce qu'il faut bien rappeler que ce livre est aussi un roman de terroir et l'on n'y a aucune honte de ce coq emblématique associé à notre pays, qui célèbre avec ardeur le retour du soleil et laisse traîner ses ergots dans le fumier avec la plus totale indifférence : "Rien ne se perd ..."

"Clochemerle", c'est la France rurale qui sort de la Grande guerre - nous sommes en 1922 - et qui, sous un soleil éclatant, voit se ranimer en ses murs la vieille querelle entre cléricaux et anti-cléricaux. le maire, Barthélémy Piéchut, enfant du pays, a en effet pour projet de faire bâtir un nouvel édicule auprès de l'église, fief du paisible abbé Ponosse. Mais attention ! Pas n'importe quel édicule ! Non, messieurs-dames, Piéchut, avec sa roublardise joviale et gardant toujours en vue un avenir de sénateur (et pourquoi pas ? On a vu bien pire, non ? ... ) entend "moderniser" sa municipalité en y faisant élever ... un urinoir où ne seront évidemment autorisées à s'exprimer que les vessies de sexe mâle. Or, outre sa frappante proximité avec l'église, le lieu choisi par Piéchut donne d'un côté sur l'Impasse des Moines et, de l'autre, sur une autre impasse au nom tout aussi réjouissant. Mais c'est dans l'Impasse des Moines que réside, si mes souvenirs ne m'ont pas encore lâchée, la redoutable et redoutée Justine Putet, "vieille fille" attitrée du bourg, à la langue implacable et aux obsessions innombrables, surtout dans le domaine sexuel. Justine Putet possède de surcroît, on ne peut le lui contester, un sens de la repartie absolument fracassant qui lui fera jeter à sa rivale en piété, la non moins redoutable Clémentine Chavaigne - que le pharmacien du coin, perdant la tête, avait anesthésiée dans son arrière boutique dans des buts ... euh ... mystérieux mais à coup sûr répréhensibles - qu'elle "s'était fait poilpharder." Expression désormais passée dans le langage courant clochemerlin et issue du nom du malheureux apothicaire à la dérive de ses fantasmes : Poilphard.

Alors, comptons ensemble, si vous le voulez bien : l'église, le curé Ponosse, sa fidèle servante-maîtresse (chuttt ! ) Honorine et Justine Putet d'un côté et, de l'autre, le maire et son premier adjoint, l'instituteur Ernest Tafardel, célibataire intouchable portant lorgnon et petit bouc, grand amateur et rédacteur de discours anti-calotins, jacobin de première main et d'une honnêteté scrupuleuse que certains événements actuels scandalisent certainement, dans ce Paradis des Livres qui illumine mon humble logis. Soutenant Piéchut et Tafardel, tous les radicaux "de gauche" (oui, de gauche, vous voulez que j'épelle ?) de la commune, ceux qui ne vont pas à la messe très régulièrement mais qui, en général, font toujours baptiser leur progéniture.

Entre les deux, l'urinoir et ce à quoi il est destiné.

Et, partout, partout, avec une bonne humeur rabelaisienne (je sais, j'insiste, tant pis ! ), les femmes et filles de Clochemerle qui ragotent et cancanent sur le mode suraigu. Comme leurs hommes d'ailleurs, ces dames connaissent tous les scandales, ceux qui ont éclaté, ceux qui éclatent au moment où je tape sur ce clavier, et surtout ceux qui vont éclater dans pas longtemps. Ainsi, tenez, le cas de la Rose Bivaque, honteusement chassée de la confrérie des Enfants de Marie en raison d'un petit ventre qui se fait un peu trop proéminent depuis que le Claudius Brodequin - un beau gars, et pas fier, et travailleur, et dont les parents ont du bien - est parti au régiment. La Rose Bivaque, le Bon Dieu, le curé Ponosse - qui est un bon gros naïf, de l'avis de toutes les dames-patronesses du coin, lesquelles le considèrent à la fois avec le respect dû à sa fonction et le mépris absolu du sexe faible pour un curé qui croit tout ce qu'on lui raconte - continuerait à le lui donner pratiquement sans confession, tous les dimanche, si seulement il n'y avait pas ce ventre ...

Mais sans l'urinoir, mesdames, messieurs, sans l'urinoir diabolique des non moins sataniques Piéchut et Tafardel, ce ventre n'aurait jamais grossi comme ça, tout seul, dans la nature, alors qu'il se promenait en toute innocence avec le Claudius Brodequin - un pervers, celui-là, démoniaque lui aussi et à qui on devrait infliger le sort jadis imaginé par le bon et miséricordieux chanoine Fulbert envers ce satyre d'Abélard !

Oui, Mesdames, oui, Messieurs : il FAUT détruire l'urinoir ! le lapider, le raser, le piétiner, lui cracher dessus, répandre du sel sur ce qui fut ses fondations puantes, le ...

Et encore, je ne vous donne ici qu'un bien modeste aperçu du climat de tensions et de haines, laïcardes comme religieuses, qui a entrepris de détruire Clochemerle et les Clochemerlins !

Cet urinoir, ce ventre, ces dame-patronesses, celles qui n'en sont pas comme Judith Toumignon la Sans-Vergogne, qui fait cocu son François d'époux, un parfait abruti , à tous les coins de rue (et peut-être même dans l'urinoir, qui sait ? ) ou encore sa rivale, Adèle Torbayon, la bistrotière du coin, qui trompe aussi allègrement son mari (celui-là, c'est Arthur ) mais dont le rêve, d'ailleurs atteint, est de le tromper avec l'amant en titre de Judith, le bel Hippolyte Foncimagne, et surtout ces vieilles filles estampillées "Pureté et Chasteté" comme la Putet et la Chavaigne, sans oublier les ivrognes du coin (ils sont assez nombreux et, côté cancans, bien qu'appartenant au sexe prétendu "fort", ils en remontrent parfois à Justine Putet en personne, c'est vous dire ! ) et tous ces imbéciles, jeunes et vieux, qui, émergeant de l'urinoir, ont omis - volontairement ou non, nous ne nous prononcerons pas - de rajuster leur braguette un peu débraillée tout en adressant de grands signes amicaux de la main à la malheureuse Justine Putet - oui, toujours elle - qu'on soupçonne de satisfaire ces plaisirs qu'on dit charnels en espionnant à sa fenêtre les allées et venues autour de l'urinoir piéchutesque ...

... tout ça crée une gigantesque cocotte-minute avant l'heure qui va exploser avec la remontée triomphale de la grand-rue clochemerline par une Justine Putet qui n'a plus toute sa tête et qui s'est décidée à se rendre à la grand-messe dans le plus simple appareil, à l'exception d'un chapelet probablement destiné, dans son esprit détraqué, à protéger en dernier recours ce qu'elle possède de plus précieux.

Sous ces dehors rabelaisiens, Gabriel Chevallier inscrit en filigrane la critique féroce d'une société qui, lentement, se délite, obsédée qu'elle est par l'argent, le statut social et le sexe. Oh ! les mots ne sont pas prononcés mais, dans l'"héneaurme" silence typiquement gaulois de "Clochemerle", ce sont eux que le lecteur attentif entend bien au-delà les vociférations et fanfaronnades d'une tel ou d'une telle.

En ce sens, on peut dire sans exagération - je ne pense pas que notre amie Lydia me contredise - que "Clochemerle", sorti initialement en 1934, assure le lien avec les fabliaux de notre Moyen-Âge, l'oeuvre de Rabelais, les flopées de libelles licencieux qui se prélassent tout au long de l'histoire de notre littérature, les "gauloiseries" d'un Paul de Kock dont, paraît-il, se régalait le Chancelier de Fer, pourtant si peu francophile et ce type d'ouvrages qui, de tous temps, certains avec talent, d'autres avec une vulgarité rare, ont contribué à la survie d'une certaine partie (oh ! peut-être pas la plus glorieuse, je l'admets ! ) de la littérature française. J'oserai même aller plus loin en précisant que les fantasmes sexuels du pharmacien Poilphard ont bel et bien quelque chose de sadien ...

Pour en terminer, n'allez pas croire que Chevallier se contente de se moquer des malheureuses comme Justine Putet. Bien au contraire. Sous le grotesque de leurs excès, il pose la question, là aussi en filigrane : "Qui les a rendues ainsi ? Ne sommes-nous pas un peu responsables, dans le fond, nous qui avons eu plus de chance qu'elles ?"

Gabriel Chevallier, féministe avant la lettre ? Peut-être. En tous cas un homme intelligent, qui se posait pas mal de questions et qu'il est bon de découvrir (ou plutôt de redécouvrir) non seulement avec sa trilogie de "Clochemerle" (bien que le premier volume soit le meilleur, vous vous en doutez) mais aussi avec bien d'autres livres dont "La Peur", lequel vaut largement, voire même dépasse "Le Feu" de Henri Barbusse. ;o)
Commenter  J’apprécie          182



Ont apprécié cette critique (11)voir plus




{* *}