Les aventures de Gilles Belmonte, tome 4 : Capitaine de Bonaparte

Les soixante-trois mètres et les cent dix-huit canons de l’Océan, dessinés par le crayon du « Vauban de la Marine », l’ingénieur Sané, étaient à portée de rames. À bord, travaillaient et vivaient pas moins de onze cents hommes. Captivé, Belmonte dévorait le mastodonte des yeux. Dans les carrés, il se disait que le navire de Villaret-Joyeuse était plus rapide et plus manœuvrant qu’un soixante-quatorze et que nombreux étaient les officiers, y compris ceux de Sa Majesté, à rêver d’un tel commandement.

... le bilan était lourd. Pour prendre la mesure du sacrifice, il fallait enjamber les blessés qui patientaient à même le sol le long du couloir conduisant à l’infirmerie, puis entrer dans le royaume de Charles Villeneuve, transformé en salle d’amputation. Là, allongés sur une table, enivrés de rhum et fermement tenus par leurs camarades, une lanière de cuir entre leurs dents gâtées, les jeunes gens abandonnaient sur le sable noirci de sang qui un bras, qui une jambe ou un pied. Malgré les sabords ouverts, l’odeur de chair cautérisée au fer rouge révulsait les sens. À celle-ci s’ajoutaient les cris de souffrance, ceux d’un prénom féminin ou tout simplement de « maman ».

Sur le pont, le fouet succédait au service religieux. Le dos du puni, ligoté à un caillebotis accroché aux haubans, n’était plus qu’un magma zébré de chair et de sang dont des fragments de peau noire volaient à chaque coup. Les claquements secs du chat à neuf queues résonnaient aux oreilles de l’équipage, suivis de longs hurlements. Au douzième coup, la victime s’évanouit.

...Fabien Clauw entre dans la cour des grands.

Les grands ? Je veux dire Cecil Scott Forester, Alexander Kent et Patrick O’Brian. Cela fait bien longtemps que, de ce côté-ci de la Manche, l’on attendait le romancier qui nous concevrait un Horatio Hornblower, un Richard Bolitho ou un Jack Aubrey français. Un capitaine impavide qui nous ferait vivre les guerres révolutionnaires et napoléoniennes sous le pavillon tricolore.

À la cloche de quatre heures du matin, quatre-vingt-huit silhouettes jaillirent des échelles de pont et en remplacèrent autant de la proue à la poupe avec une fluidité toute professionnelle. L’Égalité glissait à neuf nœuds tribord amures, ses blanches voiles gonflées par l’alizé.
...
De part et d’autre du mât de beaupré, répartis autour des canons de chasse, la douzaine d’hommes de quart cancanaient à mots feutrés.

Si l’école française prônait depuis des lustres le tir à démâter avant l’abordage, Belmonte était, lui, partisan de soumettre l’ennemi à la manœuvre et d’annihiler sa puissance de feu, renvoyant la boucherie du corps à corps au dernier des recours. Surplombant le pont, il attendit que l’Égalité se retrouve au sommet de la houle, mit ses mains en porte-voix et rugit de tout son coffre :

— Marins de l’Égalité ! Pour la France ! Et pour nous autres ! À mon commandement… Feu à volonté !

À la lecture détaillée du rôle, Belmonte avait été surpris par le nombre de pères de famille, souvent très jeunes ; ils représentaient plus de la moitié de son effectif. Était-ce l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte ? Les résultats du dernier recensement, largement diffusé par les journaux, faisaient état de vingt-sept millions d’habitants et d’un regain des naissances depuis la fin du Directoire.

Vergue brassée, l’ordre du capitaine jaillit de la dunette :
— Larguez la grand-voile !
D’un coup, les trois cents mètres carrés de lin tombèrent du ciel. De part et d’autre du pont, deux colonnes de douze matelots bordaient les écoutes comme un seul homme.

En retrait du poste de barre, le regard vide, Belmonte fixait l assassin de la Diligente. La montagne des corps enchevêtrés sur la plage de Marigot défila sous ses yeux. Devait-il pour venger ses compagnons de muer lui aussi en boucher ?
Devinant son troublé, Jean Duval vint se glisser à ses côtés.
- Œil pour œil, Commandant…

...la poupe du Dragon, ses canons pointés à la hausse maximale déchargèrent pièce après pièce une pleine bordée dans les hauts de l’anglais. Tournoyant dans le ciel, les boulets à chaînes fondaient sur l’artimon, sectionnant tout sur leur passage. Au dernier coup de canon français, un terrible craquement recouvrit les bruits des fusils, comme la fureur des vivants et les râles des mourants. Ployant dans un premier temps, le mât d’artimon se brisa net bien en deçà de la hune puis, accélérant sa course, toute sa partie supérieure, voile et gréement, versa dans la mer.
De la Diligente qui s’éloignait s’élevait la clameur de l’équipage :
— HOURRA !
— HOURRA !
— HOURRA !