Les aventures de Gilles Belmonte, tome 4 : Capitaine de Bonaparte

Brown scruta l’immensité d’un regard noir. Au fond, il n’était pas dupe. Si ses vingt années dans la Navy pesaient dans la décision de ses supérieurs, là n’était pas la raison de leur choix. Sans famille ni soutien, sa mort ou son déshonneur n’affligerait personne. Au moins pouvait-il compter sur la crème des marins de Sa Majesté – fussent-ils à ses yeux des mécréants cannibales – dont le recrutement avait été soigneusement mené. Supporter cet équipage pour le moins disparate lui demandait toutefois des trésors de patience et, pour quelqu’un qui n’en disposait guère, le chemin s’annonçait pénible.

Le verre se brisa en une myriade d’éclats et l’Égalité se fracassa au sol. Atterrés, les observateurs les plus proches refluèrent dans le désordre, provoquant un mouvement de recul général, abandonnant au milieu de la pièce les quatre employés consternés et la maquette démâtée. Sur l’estrade, Thibaudeau, déconfit, observait le désastre, une expression de colère barrant son visage. À ses côtés, Belmonte, qui s’évertuait à masquer son trouble, cherchait sa mère du regard et ne la trouva point. S’avançant sur le devant de la chaire, Duval, d’une voix aussi rigolarde que tonitruante, coupa court à l’émoi général :
— Allons donc ! Voilà bien, mesdames et messieurs, une construction digne d’armateurs nantais !
Dans l’instant, l’assemblée passa de la stupeur aux rires. Belmonte descendit de l’estrade. Il remit sur pied l’infortuné porteur qui gisait au sol.
— Mon garçon, vous avez fait davantage à vous seul que la Navy réunie !
On rit de plus belle.
Il se pencha au-dessus de la maquette, en retira de menus éléments et s’adressa à l’assistance :
— Il n’a jamais été aussi facile de les lui prendre… Qui veut un canon de l’Égalité ?

Le capitaine de l’Égalité jouissait depuis dix semaines d’un repos réparateur. Dix semaines ! Jamais, depuis qu’il s’était engagé dans la marine, il n’avait connu une si longue période de liberté. Certes, les invitations de notables et officiels bordelais se comptaient par dizaines. Une association d’armateurs lui avait même proposé de rejoindre la Course. À les entendre, les investisseurs se faisaient fort de convaincre le Premier Consul des bienfaits pour les caisses de l’État de l’employer en qualité de corsaire