Un fils qui regarde mourir son père assiste en réalité à deux évènements distincts.
D'abord, il voit la disparition de l'homme qui l'a porté entre ses bras puissants dans sa petite enfance, qui l'a soulevé quand son corps de nourrisson pesait moins qu'une plume, celui dont la voix sévère le faisait trembler quand elle tonnait, en colère, et sourire quand elle devenait chaude et rassurante. Il surprend la fin d'une force qu'il croyait éternelle, la chute d'un géant, la retraite d'un héros.
Ensuite, le fils contemple sa propre mort. Il distingue, dans les traits fatigués de son père, l'homme qu'il deviendra et qui mourra quand le temps sera venu. Déjà il se prépare à n'être plus rien.
Lorsqu'on déclare qu'il n'y a qu'un seul dieu, on a vite fait d'affirmer qu'il n'y a qu'un seul maître.
Moi, je ne te demande pas où ta mère t'a mis au monde, je ne demande pas qui était ton père. Je ne veux pas savoir à quelles divinités tu rends hommage, ni combien d'épouses tu nourris dans ta tente. Je n'aurai qu'une question : voulez-vous être libres ou enchaînés ?
Écoute-toi. Tu reprends les paroles d'un mort et celles d'un enfant. Ta bouche prononce les mots mais ton coeur ne les ressent pas. Nous n'avons pas besoin des empereurs ni des rois! Nous sommes les Magyars! Nos cavaliers opéraient depuis le califat de Cordoue jusqu'à la péninsule danoise! Mais l'or nous a affaiblis, nous nous sommes amollis. Nous avons oublié le goût de la poussière et l'amertume de la sueur. Toi, tu t'en souviens encore. Tu connais la sensation d'une monture entre tes cuisses, le rythme lancinant des chevauchées, l'ivresse de la conquête.
Il l'avait aimé comme on aime le feu ; on admire ses flammes, on vient s'y réchauffer mais on n'y met pas la main de peur de se brûler.
Dux Hungarorum. C'était son titre. Il l'avait conquis à force de combats et de traités. Il s'est montré fougueux, rusé, cruel, impitoyable même. A l'heure du crépuscule, il n'avait aucun regret, aucun remords. Chacune de ses actions avait été guidée par l'intérêt du pays.
Le bonheur véritable ne se révèle que par son absence.
István sentit que le sommeil arrivait. Son regard se brouillait sous l'effet des larmes de joie. La lumière entrait à grands flots par la fenêtre, elle passait même à travers les pierres. Des chants célestes tombaient des cieux.
Les anges étaient là. Les nombreuses silhouettes rassemblées autour du lit prenaient des allures évanescentes, elles flottaient dans l'air à la manière de parfums capiteux. Au loin, on entendait des trompettes claires qui faisaient vibrer les nuées et les écartaient pour découvrir l'azur immaculé des hautes sphères.
Le roi s'éleva au-dessus de son corps. Les êtres ailés le guideraient jusqu'au repos. Ils s'envolèrent au-dessus du château d'Esztergom. Là-bas, au-delà du fleuve Duna, s'étendait la Grande Plaine.
István aurait bien aimé la survoler une dernière fois. Il apercevait les herbes jaunes et vertes de la steppe, et des cavaliers parcourant les immenses étendues désertes. C'était un beau royaume.
Dans son dernier souffle, le roi espéra que le paradis ressemblerait à la puszta.
A quoi bon survivre si l'on doit y perdre son âme ?
Ce que je sais, c'est qu'on ne bâtit pas un pays sur le mensonge et la spoliation.