Citations sur Hors des murs (59)
On perd la sensation de notre corps. Sa beauté potentielle se dilue. Les traits ne ressemblent à rien. Et le désir se perd. Le manque de contact humain, de douceur est cruel. L'idée d'un baiser semble irréelle. La chaleur d'un sexe, improbable. L'étreinte violente qui provoque un instant le surgissement de l'extase n'est plus qu'une chimère.
C’est peu commun de se dire qu’on abrite un enfant. L’embryon d’une vie. Que progressivement les cellules vont former un corps minuscule, des organes qui vont se rattacher les uns aux autres, un cœur qui va se mettre à battre doucement, une bouche qui va s’ouvrir pour recevoir de la nourriture, un cerveau qui va grandir, créer une infinité de connexions, qui seront le siège des émotions, des pensées, et donc de la personnalité du futur petit être humain.
Comme si, après tout ce temps, elle avait peur de partir. Peur des incertitudes de l’avenir. Finalement, la surveillante claque la porte et elles s’en vont. J’écoute le bruit de leurs pas qui s’éloignent.
D’autres regardent inlassablement de vieilles photographies en noir et blanc. À force de les fixer, ils se souviennent des nuances. Puis l’image s’anime au fond de leur rétine. Ils retrouvent les crissements des roues sur les rails, le vent dans les arbres, sur les blés dans les champs immenses et dorés, l’écoulement régulier de la fontaine, les pas dans la boue, le café corsé que le barman jette dans le percolateur qui écrase le grain en petite poudre, infime.
C’est la seule chose qu’on ne peut pas nous prendre. La pensée. Les images nous appartiennent. On dit que même ceux qui sont victimes de maladies dégénératives oublient d’abord les souvenirs récents. La mémoire retient les plus précieux.
Lorsque j’étais petite, ma mère me disait que la grossesse était le moment le plus important dans la vie d’une femme. À vrai dire, elle disait même que c’était cet instant qui faisait de nous une femme en tant que telle. Une femme qui peut concevoir. Une mère. Ça engendrait de grandes responsabilités, et un sentiment de fierté. Le don incroyable de porter un enfant dans son ventre et de l’aider à venir au monde. Et moi, j’avais peur. Mais parfois j’idéalisais. Un foyer épanoui. Des enfants qui hurlaient au réveil en sautant sur notre lit. La joie qui débordait dans un rayon de soleil à l’aurore. Je le ferai seule. Je serai maman.
Là-bas, des perdrix construisent des nids, des faons courent entre les chênes, des canards dérivent sur les lacs, des libellules vrombissent entre les roseaux, et des écureuils se cachent dans l’écorce des arbres.
J’aimais broyer des fruits pour en faire des confitures. Des prunes dans un petit bol avec un pilon. Un peu d’eau au fond de la casserole et du sucre roux pour caraméliser. J’attendais que ça chauffe, puis j’incorporais les fruits. En tournant la spatule, je lâchais rarement le feu des yeux. Épier les flammes. Les petites bleues qui dégringolaient au hasard. Écouter le crépitement, les fruits qui fondent, sentir l’arôme sucré des prunes qui se mélangent au caramel. Patience. Ce qui me faisait tenir, c’était d’imaginer le goût des fruits sur ma langue, et les exclamations de joie de mes invités.
Ca sent la vie. Un vent de liberté. C'est comme un arc en ciel au milieu des murs gris.
Je vois ses petits yeux cobalt et ses mains minuscules. Elle gémit doucement. J'ai tout oublié. Le personnel. La prison. Ma vie de merde. Il n’y a plus qu’elle. Ce petit bout d'amour. Je glisse à son oreille :
— Je suis là, mon cœur, c’est maman.
Et sa main attrape mon pouce.
On continue de s’occuper de moi mais je ne me rends plus compte de rien. Je fixe ma fille. Un volcan de tendresse. p. 163
La prison est un dédale existentiel. La sérénade de la condition humaine. p. 102