Citations sur Les ronds dans l'eau (21)
En fait, quand j'étais seul devant ma télé, j'avais l'impression d'être vieux.
Il a fallu vivre sans elle. Tenter de construire une vie autour de son absence. J'ai emprunté les chemins les plus sinueux pour éviter son souvenir. Vivre dans un labyrinthe dont l'image de Gaëlle bloquait toutes les issues.
Mon compagnon de cellule mit trois semaines avant de m'adresser la parole, et ce fut pour me dire que j'avais une tête de pute. J'étais terrifié. Deux gifles plus tard, il éclata de rire. Il s'appelle Tony, il a mon âge, i a tué un homme pour sa Carte Bleue. Depuis, ça va.
- D'ailleurs, lui dis-je, vus savez ce que c'est qu'être bon dans ce qu'on fait ?
Elle avoue son ignorance.
- Être bon dans c que l'on fait, c'est connaître personnellement ceux qui sont meilleurs que vous. C'est ça, être bon.
- Et vous ?
- Moi, je suis vieux
J'ai été bon. Mais l'étau s'est resserré, mes techniques n'ont plus cours.
- C'est parce que j'étais bon que je suis vieux. Les mauvais meurent plus jeunes.
Depuis six ans, je vivais sans m'en rendre compte, en apnée, je me voyais de loin sans me reconnaître. Je pensais à moi à la troisième personne, je me regardais faire, étranger au cours des choses et à ma propre vie. Il m'arrivait de me croiser dans le miroir, de souhaiter réagir sans en trouver la force. Quand je prenais mon souffle, je finissais toujours par soupirer. Gaëlle me manquait, c'est tout.
Marcher seul dans les rues, trouver soudain que cette inconnue lui ressemble, se rendre compte, au final, qu'elle est très différente. Aller travailler, affronter la désolante joie de vivre de mes collègues, ces abrutis plus heureux que moi, leurs blagues de cours d'école. Faire ses courses. Ouvrir le matin ses volets, se forcer à faire face, regarder les gens vivre et se demander comment ils font.
Passer ses vacances chez sa mère, lui dire que tout va bien, partir plus tôt que prévu. Parfois, aller voir la mer. Trouver ça joli, écouter le bruit des vagues, s'asseoir dans le sable. Et se dire que, sans elle, ça ne sert pas à grand-chose. Se demander où elle est, ce qu'elle fait.
Il a fallu vivre sans elle. Tenter de construire une vie autour de son absence. Ne plus jamais boire de Martini, par exemple, qu'elle affectionnait tant. Jeter mon disque de Portishead. J'ai emprunté les chemins les plus sinueux pour éviter son souvenir. Bannir le beurre salé de mon quotidien, rayer la Bretagne de ma carte intérieure, changer de trottoir quand la moindre crêperie se mettait en travers, autant de manies dérisoires que j'avais adoptées les unes après les autres pour me préserver d'elle. Vivre dans un labyrinthe dont l'image de Gaëlle bloquait toutes les issues.
Demain, je remets les pieds dans l'avenir. Une petite demi-heure de mensonge, de délinquance et de clandestinité m'en sépare encore.
Ce que j'ai voulu et ce que je veux encore, c'est être caché. Loin des lumières pour mener mes affaires. Rien à foutre d'entrer au Panthéon.
Les journalistes ne sont pas des flics. Aucun flic ne peut aller chercher si loin. Même passionné, fou de travail, obsessionnel ou maniaque. Un flic ne peut pas passer toutes ses nuits dans la lumière d’une lampe de bureau sans devenir fou un matin ou un autre, déraper ou décrocher. Personne ne peut garder son calme aussi longtemps, recommencer encore et encore et encore, entrer si profondément dans tant de fausses pistes,tout examiner avec autant de patience et de minutie, reprendre de zéro tous les jours avec autant d’acharnement. Un flic ne peut pas faire ça. Vouloir combattre le mal, envoyer les truands en taule, ça ne suffit pas. Pour traquer ainsi la vérité, il faut vouloir comprendre, il faut être fasciné. Pour fouiller à ce point, il faut être amoureux.