Citations sur Les ronds dans l'eau (21)
Mon compagnon de cellule mit trois semaines avant de m'adresser la parole, et ce fut pour me dire que j'avais une tête de pute. J'étais terrifié. Deux gifles plus tard, il éclata de rire. Il s'appelle Tony, il a mon âge, i a tué un homme pour sa Carte Bleue. Depuis, ça va.
- D'ailleurs, lui dis-je, vus savez ce que c'est qu'être bon dans ce qu'on fait ?
Elle avoue son ignorance.
- Être bon dans c que l'on fait, c'est connaître personnellement ceux qui sont meilleurs que vous. C'est ça, être bon.
- Et vous ?
- Moi, je suis vieux
J'ai été bon. Mais l'étau s'est resserré, mes techniques n'ont plus cours.
- C'est parce que j'étais bon que je suis vieux. Les mauvais meurent plus jeunes.
Pour le moment, on nous permet de regarder nos maisons vues du ciel sur Internet. En zoomant, on peut même distinguer nos voitures. Bientôt, on ne bougera plus le petit doigt sans qu’à l’autre bout de la fibre optique, un type en uniforme ne soit en mesure de relayer l’information.
– C’est proprement rocambolesque, lâcha-t-il.
Proprement rocambolesque. Bouffonnerie. Je me demandai où ce type avait appris à parler. Il devait trouver les bons films « tout à fait jubilatoires ». Après la pipe du samedi soir, il devait flatter sa femme en lui disant qu’elle avait fait preuve d’une « réjouissante audace », je le voyais d’ici.
Quand j’étais petit, on ne se demandait jamais si une fille avait de vrais seins ou non. À l’époque, ce qui était nouveau le restait quelques temps, sans risquer d’être dépassé le mois suivant. Être célèbre n’était pas un métier, on pouvait être heureux sans être riche et top model. Les vedettes de mon enfance avaient eu un parcours, de beaux films, de jolies chansons. On n’était pas là pour rien. Aujourd’hui, la télé me montrait des inconnus, des nouveaux chaque semaine, qui déclenchaient l’hystérie d’un simple battement de cils. On ne parlait plus de musique mais de nombre d’exemplaires vendus, on ne parlait plus du septième art mais de millions de recettes. Je n’y comprenais rien.
Il a fallu vivre sans elle. Tenter de construire une vie autour de son absence. J'ai emprunté les chemins les plus sinueux pour éviter son souvenir. Vivre dans un labyrinthe dont l'image de Gaëlle bloquait toutes les issues.
Depuis six ans, je vivais sans m'en rendre compte, en apnée, je me voyais de loin sans me reconnaître. Je pensais à moi à la troisième personne, je me regardais faire, étranger au cours des choses et à ma propre vie. Il m'arrivait de me croiser dans le miroir, de souhaiter réagir sans en trouver la force. Quand je prenais mon souffle, je finissais toujours par soupirer. Gaëlle me manquait, c'est tout.
Marcher seul dans les rues, trouver soudain que cette inconnue lui ressemble, se rendre compte, au final, qu'elle est très différente. Aller travailler, affronter la désolante joie de vivre de mes collègues, ces abrutis plus heureux que moi, leurs blagues de cours d'école. Faire ses courses. Ouvrir le matin ses volets, se forcer à faire face, regarder les gens vivre et se demander comment ils font.
Passer ses vacances chez sa mère, lui dire que tout va bien, partir plus tôt que prévu. Parfois, aller voir la mer. Trouver ça joli, écouter le bruit des vagues, s'asseoir dans le sable. Et se dire que, sans elle, ça ne sert pas à grand-chose. Se demander où elle est, ce qu'elle fait.
Il a fallu vivre sans elle. Tenter de construire une vie autour de son absence. Ne plus jamais boire de Martini, par exemple, qu'elle affectionnait tant. Jeter mon disque de Portishead. J'ai emprunté les chemins les plus sinueux pour éviter son souvenir. Bannir le beurre salé de mon quotidien, rayer la Bretagne de ma carte intérieure, changer de trottoir quand la moindre crêperie se mettait en travers, autant de manies dérisoires que j'avais adoptées les unes après les autres pour me préserver d'elle. Vivre dans un labyrinthe dont l'image de Gaëlle bloquait toutes les issues.
Demain, je remets les pieds dans l'avenir. Une petite demi-heure de mensonge, de délinquance et de clandestinité m'en sépare encore.