Citations sur Mr Bridge (24)
Cet incident le contrariait car il ne serait jamais résolu. Il en ressentait un léger picotement, comme une égratignure qui se referme sous une croûte. Cette dernière finit par disparaître, elle aussi, mais non sans laisser une petite cicatrice (p143)
Il entendait sa femme et ses filles et il observait son fils, mais il ne comprenait plus ce qu'ils disaient. Et tandis qu'il écoutait leur voix et la musique estivale des criquets, les problèmes qui l'avaient accaparé pendant la journée parurent insignifiants, et il se dit qu'il possédait pratiquement tout ce qu'il avait toujours désiré (p81)
Il lança un regard vers le verre qu'elle tenait à la main et dit:
-Que s'est-il passé?
-Eh bien, j'ai arrosé, répondit Harriett.
-C'est le moins qu'on puisse dire! s'exclama-t-il.
-En effet, approuva-t-elle, cela s'imposait.
Il jeta à nouveau un regard autour de lui. Le chien des Edison l'observait très attentivement, manifestement curieux de connaître la tournure que prendraient les choses.
-Harriett, je crois que tout a été arrosé suffisamment.
-Ma foi, reconnut-elle, vous n'avez peut-être pas tort.
Puis il ajouta, désignant le daïquiri:
-Si, par hasard, vous n'aviez pas l'intention de boire ceci, je m'en chargerais volontiers. J'ai eu une journée plutôt rude.
Il ne voyait pas l'intérêt d'instruire ses filles ou de préparer leur avenir, si ce n'est en s'assurant qu'elles soient propres, polies, franches, modestes et convenablement éduquées. Quant au reste, leur mère y pourvoirait.
-Au cours de cette vie, nous perdons bien des choses. Bien des choses que nous aimons, que nous chérissons et que nous espérions garder à jamais nous sont arrachées malgré nous.
Le soir du ballet, il y eut un autre élément qui poursuivit longtemps Mr.Bridge : le spectacle du docteur Sauer arborant des chaussettes d’un jaune éclatant. Le psychiatre avait pris place au milieu de la première rangée de l’orchestre. Pendant toute la représentation il était resté assis les jambes croisées dans des chaussettes d’un jaune si vif qu’elles hurlaient presque. Elles n’étaient pas bêtement jaunes, elles étaient d’un jaune plus jaune que tous les jaunes imaginables. Mr. Bridge, qui portait invariablement des chaussettes et des chaussures noires, en eut le souffle coupé, mais sans que cela le surprenne pour autant. (…..) il se souvint qu’un jour, au cours d’un déjeuner, le psychiatre avait déclaré que ce qu’un homme regrettait le plus de son passé, ce n’étaient pas les actes qu’il avait commis, mais ses désirs refoulés.
Mr.Bridge en déduisit donc qu’Alex Sauer avait probablement eu une envie de chaussettes jaunes et que, plutôt que d’en faire une montagne, il était allé directement en acheter une paire. Il les avait achetées pour éviter d’en avoir, un jour, le regret.
…Mr.Bridge se tourna vers sa femme, curieux de savoir comment elle souhaitait employer son héritage. Elle faisait souvent les boutiques, mais ses dépenses étaient modiques. (….) Il se dit brusquement qu’elle n’allait dans les boutiques que pour tuer le temps. Les enfants étaient, soit à l’école, soit occupés à leurs propres affaires. Harriet prenait soin de la maison, cuisinait et passait les commandes à l’épicerie. Une blanchisseuse venait une fois par semaine laver le linge et le repasser. Cela ne lui laissait plus grand-chose. Elle était dégagée de toute préoccupation. A mesure qu’il en prenait conscience, la situation lui sembla grotesque. Lui-même avait trop à faire. Ses journées à lui étaient trop courtes, et celles de sa femme, trop longues.
Il se demanda de nouveau, comme au début de leur mariage, comment elle était parvenue à survivre toutes ces années avec une telle simplicité, inconsciente de la traîtrise, des soupçons, de la malveillance, de la fourberie et de nombreux autres expédients dont toute vie est faite. Aujourd'hui, il comprenait plus clairement quelle avait été sa part de responsabilité. Il l'avait enlevée du foyer où, enfant, elle avait été choyée, puis il s'était substitué à son père, de sorte qu'elle ignorait tout ce qui ne lui avait pas été permis de connaître. À présent, elle était forcée de rejeter tout ce qui pouvait contredire ses propres convictions. Il en serait ainsi jusqu'à la fin de ses jours.
Il entendait sa femme et ses filles et il observait son fils, mais il ne comprenait plus ce qu'ils disaient. Et tandis qu'il écoutait leur voix et la musique estivale des criquets, les problèmes qui l'avaient accaparé pendant la journée parurent insignifiants, et il se dit qu'il possédait pratiquement tout ce qu'il avait toujours désiré
Mais il ne voyait que ce corps nubile prenant des poses devant le miroir. Il se répéta qu'elle était sa fille, mais la vision lumineuse resurgit, tel le souvenir d'un rêve. Il cessa son travail et prit sa tête dans ses mains, se demandant combien de temps il lui faudrait attendre avant de pouvoir oublier