Mourir au monde

Je suis une bougie qui, lentement, se consume en espérant éclairer votre route.

Ainsi que les vagues se brisent à l'approche d'une plage, votre élan peut se dissoudre dans le sable de l'habitude.

La vie religieuse est une tempête. Les courants se mêlent, le vent vient des quatre coins du monde. Ce que vous prenez pour une éclaircie est peut-être le signe d'un orage. La foudre est peut-être votre délivrance. Et surtout, votre foi est mise à l'épreuve. Toujours. La paix vient avec le temps mais ne s'acquiert jamais tout à fait.

Je n'ai pas connu le coup de foudre, ce rapt dont tous les livres parlent. Vous êtes venue sur la pointe des pieds me rendre visite. Votre apparition a été, pour moi, une chose à la fois attendue et surprenante. Sans doute est-ce ce qui définit la « rencontre » : je ne vous connaissais pas mais vous m'aviez manqué.

Je ne veux pas retourner à ma vie d'avant,celle où vous n'existiez pas.Alors ,je préfère poursuivre mon chemin,espérer vous rencontrer à nouveau.J'aurai sans doute besoin de ce sourire que vous avez et dans lequel j'aperçois un bonheur mystérieux.Il est si difficile de croire en Dieu à mesure que les années passent.Il y a des nuits, je vous l'assure ,où l'on hurle que tout est un mensonge. Il m'a suffi de vous écouter pour savoir que je faisais erreur.J'aurai voulu rester auprès de vous jusqu'à la mort pour attraper un peu de votre lumière. Vous avez été assez généreuse pour la transformer en musique. Vous m'avez offert une mélodie que je n'oublierai pas.Je vous y retrouverai.Je vous attendrai.
À bientôt, trésor.
Soeur Anne.(Page 156).

C'est la nuit.Elle respire avec peine.Les draps ont chevillé son corps et une peur familière s'est emparée de sa gorge.Sa trachée est un amas de noeuds,l'air s'engouffre dans quelques passages qu'il lui reste.Elle appelle mais le couvent dort.Soeur Anne tape contre le mur et le rebord de son lit.Ses pieds écrasent le matelas et les larmes l'oreiller.Soeur Irène,sa voisine de chambre lui apporte un verre d'eau.C'est une vieille soeur qui connaît ces terreurs.Elle n'est pas surprise de voir que rien n'y fait.Les larmes couleront jusqu'au bleu du petit matin.À l'étage Jeanne l'écoute.
L'heure défile,les pleurs ont cessé mais la postulante reste allongée sur le sol,l'oreille contre le bois qui grince,et guette.Les sanglots de soeur Anne résonnent encore.Jeanne décide de tremper l'un des gants pliés dans son armoire et de la rejoindre.Les gonds crissent et elle croit réveiller la terre entière.( Page 78/79).

《 Après s'être dépouiller de tout,que reste t-il d'une femme? Son coeur.C'est lui qu'il faut entretenir. Vous verrez qu'à certains moments,Jeanne,vous sentirez des vérités. Il faudra attendre qu'elles se manifestent pour que vous compreniez que,en réalité,elles étaient là depuis le début.Le coeur a un langage étrange que vous ne saisirez pas toujours.C'est à lui que Dieu s'adresse.C'est votre coeur qui sait aimer,qui sait être généreux,qui sait croire.Ce sont des facultés avec lesquelles vous êtes née et qui au fond,vous dépassent.Ce sont les clefs de l'énigme du monde que vous ne saurez jamais déchiffrer.Comme si on avait offert le plus beaux des livres à un enfant qui ne sait pas lire.Votre livre, c'est votre coeur.L'écouter suffit à le rendre bon.À travers lui,le seigneur vous dira ce qu'il aura à vous confier.Le reste n'existe pas .Il y a votre coeur,et il y a Dieu》.( Page 64) .

Soeur Anne se roule dans les draps,souffle sous cette tenté improvisée. De l'air .De l'air chaud.Il faut remplir, s'entendre respirer.Remplircla nuit.Elle perçoit le sifflement lointain d'un train.
Quelque chose hurle. Une plainte.
Le train entre en gare.Elle entend 《 au revoir》.Sur le quai ,elle est seule ,sa petite valise à la main .Elle est jeune. Elle est belle.Elle sera religieuse.Les wagons défilent ,passent sans que le moindre regard se pose sur elle .La gare est grise .Soeur Anne avance ,sourire aux lèvres, parfaitement convaincue.Sa vie commence.( Page 11).

Jeanne porte le collier à ses lèvres et l'embrasse.
"Votre nom a connu chacun de ses grains", murmure la religieuse.

Ni l'une ni l'autre ne réfléchissent à la nature de leur lien. Il est unique, et peut-être d'un autre monde.