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Critique de EvathCebor


(lu en traduction)

Pour le besoin de ses livres, Michael Crichton se fait archéologue, médecin, technophile, mécanicien avionique, journaliste d'investigation ou de plateau télé, scientifique de tout poil, il ingurgite des masses folles de savoir en amont de son écriture et les régurgite au lecteur dans ses bouquins, en les déformant un peu, selon les besoins de leur dramaturgie. Comme s'il s'agissait de nourriture, nous sommes tous inégaux face à l'information : personne ne l'avale de la même façon ; certains la digèrent d'une sensibilité de gauche, lui ne les consomme que pour en sortir des idées républicaines. Pas plus objectif qu'un autre, pas moins biaisé non plus, Crichton traîne son idéologie d'un livre à l'autre, où elle fait son petit bonhomme de chemin sans rien gêner de nos lectures. D'habitude, il s'en sort même très bien, puisque les mécanismes qu'il décrit et dénonce parfois, s'ils ne sont évidemment pas toujours exacts, peuvent se transposer sur d'autres problématiques et, avec le recul nécessaire face à toute oeuvre de fiction, on apprend énormément de choses en compagnie de l'ami Crichton. le problème, c'est que cette fois-ci, il s'est improvisé expert en un peuple, c'est-à-dire expert en les gens qui le composent. Autant dire que ça coince. Il nous parle des Japonais comme il parlait d'une pièce mécanique dans Turbulences, comme il nous racontait tout des nouvelles technologies dans Congo, et le côté lointain, épique, presque fantastique des Mangeurs de morts ne le sauvera pas cette fois-ci de tomber bas, mais alors très, très bas ; en entamant l'écriture de Soleil Levant, Michael Crichton ne se doutait probablement pas qu'il entamait un plongeon dans le magma.

Pour tout cracher de son venin, Michael Crichton s'est fabriqué un personnage qui nous parle des Japonais comme Alan Grant nous parlait des dinosaures. Connor de son nom, auquel il ne manque pas beaucoup de lettres pour en faire une Connerie. L'auteur nous étale sa propagande à travers ce sale type, agaçant au point de toujours mettre un ou deux mots de japonais dans ses phrases juste pour signifier à son entourage - et au lecteur - que ce gars-là, sous couvert d'en parler maladroitement la langue et d'y avoir vécu quelques années, est un expert en Japon et en Japonais ; et il lui suffit d'en croiser un pour savoir tout ce qu'il a dans la tête, ses hontes, ses fiertés, ses secrets les plus intimes, jusqu'à ce qu'il a mangé le midi du 12 juillet dernier. Ce Connor, que le narrateur et le lecteur vont suivre comme un guide touristique dont on se dit qu'on aurait eu meilleur compte de se balader sans lui, nous fait l'effet d'un voyageur occasionnel fraîchement revenu d'un pays exotique, où quelques expériences ont suffi à le bourrer de certitudes ; on l'invite à dîner pour célébrer son retour parmi nous, et on se fatigue à l'écouter tout nous dire des moindres rouages et des plus fines subtilités d'une civilisation étrangère qu'il a pourtant à peine effleurée, alors qu'on pourrait passer une vie entière dans son pays de naissance sans que notre voisin, parfois de palier, parfois même de coeur, ne soit rien d'autre qu'un mystère. Connor, c'est le touriste agaçant au carré, revenu d'à côté comme un prophète, médaillé de décorations imaginaires partout sur le torse, plus gonflé et plus fier qu'un vétéran à la peau dure, sachant autant qu'un doctorant pour avoir bu un peu d'eau et respiré un peu d'air de là-bas. Ce n'est pas un expert en Histoire, ni en géographie, ni même un fabuleux anthropologue, c'est un expert en toute chose, en toute molécule qui vient du Japon. A chaque sushi qu'il avalait, Connor comprenait mieux l'archipel et ses habitants, il en a bouffé quelques centaines, et peut donc légitimement nous tenir par la main à travers leurs bas-fonds les plus secrets, puisqu'ils ont investi les moindres recoins de l'Amérique et que lui seul sait déchiffrer leurs plans machiavéliques. Dans Soleil Levant, les Japonais sont parfaitement déshumanisés, ce sont des robots - malfaisants - et Connor lui-même semble les détester, bien qu'il ait entièrement redécoré son appartement américain à la mode nippone (toujours pour signifier au lecteur à quel point ce gars-là s'est immergé, et en sait donc long - bref, il est légitime, et a donc moralement le droit de leur cogner dessus aussi fort qu'il le veut et le peut).

Sous prétexte de guerres commerciales, Michael Crichton sacrifie le gros de ses digressions à une propagande anti-Japon, qui contrôlerait toute l'Amérique dans l'ombre ; le problème, c'est que sa méthodologie, si on l'arrachait à son contexte pour la planter ailleurs, permettrait d'affirmer sans trembler des genoux que la Belgique a la mainmise sur son hexagone voisin. Crichton prédit la ruine, l'effondrement, l'apocalypse de son pays au profit de l'archipel, et il est amusant de voir à quel point l'avenir a gifflé ses prédictions comme un professeur à l'ancienne s'agacerait des singeries de son élève ; pire, presque tout ce dont Crichton accuse le Japon, ce sont les Américains qui ont fini par le mettre en place pour de bon. Dire que sa vision des relations américano-japonaises est biaisée serait un formidable euphémisme ; il délire complètement, et s'invente un rapport de forces (et une Histoire) où l'Amérique est martyrisée par Tokyo. Crichton est un lanceur d'alerte qui s'enfuit en hurlant d'une maison en flammes en accusant le soleil pour ses malheurs.

Il y a la guerre entre les pays, donc, et puis il y a les gens. Crichton accuse les Japonais d'à peu près tout, de perversion sexuelle, de malhonnêteté, de cruauté, de froideur, d'esprit paysan (sans rire), d'être incapables d'innover sans piquer les idées des Américains, même les rares qualités qu'il leur concède sont celles de méchants dont il faut se méfier, il les accuse aussi de chantage, d'ingérence, de corruption, mais surtout de racisme, comme pour se protéger du racisme évident de son roman. Au-delà des premiers chapitres dépensés en tâtonnements, Crichton nous exhibe franchement le fond de sa pensée, décomplexée comme on dit, le bidon débordant de la ceinture débouclée et le sauciflard attaché au bout d'une pique comme un étendard et un repoussoir à la fois. Les Nigérians seront très certainement heureux de se prendre eux aussi un énorme taquet, aussi soudain que puissant, qui leur tombe gratuitement sur le coin du museau, comme ça, pour le plaisir, au détour d'une fin de phrase inattendue. Décidémment, Crichton était de très mauvais poil au moment d'écrire ce roman-ci.

Il ne faudrait pas pour autant tout jeter. Certaines de ses digressions, même les plus partisanes, ne sont pas inintéressantes. Entre ses élans complotistes qui ne feraient pas rougir les reptiliens de l'espace ni les idéologues les plus convaincus d'une terre plate, Crichton distille quelques anecdotes méconnues qui sont bonnes à prendre. C'est un auteur qui se passionne pour son sujet et qui, malgré ses débordements, arrive à nous contaminer de l'intérêt qu'il lui porte. Crichton, même quand il mériterait quelques baffes, est loin d'être un idiot et, derrière des ficelles grossières, il y a de nombreuses réflexions intéressantes à retenir de ces quelques heures passées en sa (mauvaise) compagnie (on l'a connu bien plus sympathique). Assez ironiquement, il dénonce l'utilisation du racisme comme levier politique avec beaucoup de franchise. Son style est toujours aussi efficace - même si certaines phrases, et c'est une première chez un auteur au style si carré, m'ont fait tiquer formellement, mais je vais mettre ça sur le compte de la traduction. Les dialogues sont prédominants et le rythme n'est pas loin d'être parfait. Enfin, mises à part les considérations revenchardes émanant d'un esprit qui n'a pas digéré Pearl Harbor et lancerait bien encore quelques bombes atomiques sur ses saloperies de bridés, pour leur apprendre la politesse, Soleil Levant est intéressant à suivre, tout simplement. C'est l'une, si ce n'est la, des intrigues les plus faibles qu'il m'ait été donné de lire dans un Crichton, ce qui ne la rend pas inintéressante. Je ne me suis pas forcé pour aller au bout, quand bien même c'est un livre à la fois épais sur sa tranche et lourdingue à l'intérieur. Ca veut bien dire qu'il y a quelques qualités là-dedans.
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