Le ténorino d’opérette a chanté faux, la diva s’est souvenue des ordres du chef, il fallait qu’on l’entende, alors elle n’a pas quitté la nuance fortissimo. Elle hurlait plus qu’elle ne chantait. Une danseuse s’est cassé la figure, paraît-il — dans la fosse, on ne voit rien de ce qui se passe sur le plateau, et on entend à peine —, mais le décor était assez joli, Jojo avait pris soin d’ajouter des fausses fleurs qui avaient presque l’air vraies, des cactus en carton qui piquaient vraiment, sa femme avait bien travaillé avec l’habilleuse pour coudre des costumes corrects aux figurants, bref les spectateurs étaient contents.
À la sortie, je salue le chef, qui me dit « à dans un mois, tu seras là ? » J’assure que oui. Je rencontre le directeur du conservatoire, dont il m’a été dit qu’il détestait l’opérette, mais en tant que notoriété locale, il se doit de venir à la représentation, d’autant plus qu’il est membre du conseil municipal, et que le maire est là. Évidemment. Il a amené sa famille, femme, enfants, belle-mère, belle-sœur et neveux, les jeunes qui sont déjà des ados ont l’air de s’être ennuyés ferme, et à la sortie ils foncent dehors, se donnant rendez-vous au bistrot avant d’aller en boîte. Le directeur me signale qu’il y a prochainement un concert symphonique, c’est lui qui dirige, et un concert à l’église, avec la chorale. Bien sûr qu’il peut compter sur moi, il me soigne, il s’est même assuré que j’avais été payée comme il faut. Bon, je suis bien vue du directeur et du chef, je ne sais pas si cela durera, mais profitons-en pour le moment.
Certains disaient tout bas que Madame Conchita prenait de l’âge, elle avait chanté merveilleusement, mais d’habitude une prestation ne la fatiguait pas, elle qui tenait tout un opéra et trouvait le moyen de créer un scandale à la sortie. Là, il ne s’était rien passé, comme si les gens ne venaient écouter cette artiste que pour le scandale qu’elle était susceptible de causer ensuite…
D’ailleurs, où était-elle ? Elle s’était semblait-il rabattue sur le jeune compositeur, et je l’entendis dire : « Ce petit avorton vient de révéler toute la puissance qu’il cache ! Continue à t’économiser au lit, mon petit, si c’est pour garder des forces pour écrire ! » Un homme qui semblait bien la connaître avait éclaté de rire, elle s’était retournée brusquement en disant : « Silence, Maestro ! Toi, c’est le contraire ! Baise moins et travaille plus ! » Il avait répondu « Chacun sa spécialité ! » Et toute l’assistance était devenue hilare, on attendait depuis longtemps une sortie de Madame la Diva, spécialiste du genre. Non, elle n’était vraiment pas prête à prendre sa retraite, apparemment ! Conchita avait laissé le petit compositeur — heureusement pour lui, il était rouge à un point que l’on pouvait craindre qu’il ne fasse une attaque — pour se cramponner au bras de celui qu’elle appelait « Maestro », et dont on me dit qu’il était le chef d’un grand orchestre symphonique, dont le répertoire restait cantonné au dix-neuvième siècle, mais qui était réputé pour la qualité de ses prestations. Le compositeur avait fait son travail, elle avait terminé le sien avec lui. Au tour du Maestro de bosser ! Euh, dans quel domaine ? Juan, à qui je posais la question en prenant un air naïf, leva les yeux au ciel.