Stelio se taisait, bouleversé par des forces tourbillonnantes qui le travaillaient avec une sorte de fureur aveugle, semblables aux énergies souterraines qui soulèvent, déchirent, transfigurent les régions volcaniques pour la création de nouvelles montagnes et de nouveaux abîmes. Tous les éléments de sa vie intérieure, assaillis par cette violence, paraissaient se dissoudre et se multiplier à la fois. Des images grandioses et terribles passaient sur ce tumulte, accompagnées de mélodies. Des concentrations et des dispersions très rapides de pensées se succédaient comme les décharges électriques pendant la tempête. À certains moments, c'était comme s'il avait entendu des chants et des clameurs par une porte qui se serait ouverte et refermée sans cesse, comme si des rafales lui avaient apporté les cris alternés d'un massacre et d'une lointaine apothéose.
Rien que pour l'entendre parler, Stelio lui demanda, presque timide:
- Resterez-vous quelques temps encore à Venise?
Il avait cherché les paroles qu'il lui dirait, et toutes celles qui s'étaient présentées à fleur de lèvres l'avaient troublé, lui avaient paru trop vives, insidieuses, pleines de significations ambigües, capables de propagations infinies, comme les semences ignorées d'où naissent les mille racines. Et il lui avait semblé que Perdita ne pourrait entendre aucune de ces paroles sans que son amour en demeurât plus triste.
Alors seulement, après avoir prononcé la question simple et banale, il s'aperçut que cette question même pouvait receler un infini de désir et d'espérance.
Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la bercer, la consoler, l'entendre pleurer, boire ses larmes. Il lui semblait qu'il ne la reconnaissait pas, qu'il avait devant lui une créature ignorée, infiniment humble et douloureuse, privée de toute force. Et sa pitié et son remords étaient un peu semblables à l'émotion que l'on éprouve après avoir heurté et blessé sans le vouloir un malade, un enfant, un petit être inoffensif et seul.
- Pardonnez-moi !
Il aurait voulu s'agenouiller, lui baiser les pieds dans l'herbe, lui dire quelque parole câline. Il s'inclina, lui toucha une main. Elle tressaillit de la tête jusqu'aux talons; elle ouvrit sur lui de larges yeux; puis elle rabaissa ses paupières, demeura immobile. L'ombre s'accumula sous l'arc de ses sourcils, dessina l'ondulation de ses joues. De nouveau le fleuve glacé la submergeait.
"
- Stelio, le coeur ne vous tremble-t-il pas un peu, pour la première fois? demanda la Foscarina avec un faible sourire, en touchant la main de l'ami taciturne assis à son côté. Je vous vois pâle et pensif. Quel beau soir de triomphe pour un grand poète!
D'un regard, divinement, elle recueillit dans ses yeux experts toute la beauté répandue parmi ce dernier crépuscule de septembre, si bien qu'en leur vivant ciel brun les guirlandes de lumière créées par la rame sur l'eau voisine environnèrent les hauts anges d'or qui resplendissaient au loin sur les campaniles de San Marco et de San Giorgio Maggiore."
p 11
Le diadème et les colliers de la Reine, - les multiples colliers dont les perles réduites en grains de lumière faisaient penser à un miraculeux égrènement visible du royal sourire, - les sombres émeraudes d'Andriana Duodo, enlevées autrefois à la garde d'un cimeterre, les rubis de Giustiniana Memo, sertis en forme d'œillets par l'inimitable travail de Vettor Camelio, les saphirs de Lucrezia Priuli, provenant des hautes socques sur lesquelles la sérénissime Zilia s'était avancée vers le trône au jour de son triomphe, les béryls d'Orsetta Contarini, si délicatement mêlés à l'or mat par l'art de Silvestro Grifo, les turquoises de Zenobia Corner, baignées de pâleurs uniques par le mal mystérieux qui, une nuit, les avait altérées sur le sein moite de la princesse de Lusignan, parmi les plaisirs d'Asolo: tous les joyaux insignes qui avaient illustré les fêtes séculaires de la Ville anadyomène s'embrasaient de feux nouveaux sur ce buste chimérique d'où arrivait à Stelio Effrena le tiède effluve de la peau et de l'haleine féminines.