Bon, j'ai enfin trouvé le temps de lire et de chroniquer
La Mort dans les yeux de Damhaug (à ma grande honte, j'avais autre chose à foutre que de lire des polars ces derniers temps). de ce fier Norvégien, j'avais déjà lu Døden ved vann, puis Syk rose et, bien entendu, le célèbre Flykt, måne (quelle audace dans ces titres, mes amis ! Quelle audace !).
Non, plus sérieusement, je n'en avais jamais entendu parler. J'étais donc assez dubitatif, surtout après avoir lu qu'il était [1] psychiatre et [2] nordique.
[1] Pour les psy, j'ai déjà fait part d'une légère irritation quant aux schémas freudiens contreplaqués sur des personnages aussi authentiques que des meubles Ikea (cf. la chronique de Jeux de vilains). Je vous rassure, de la psychologie à la petite semaine, y en a quand même un peu dans
La Mort dans les yeux. Après tout, chacun a ses petites faiblesses et je compatis avec Damhaug en l'imaginant dans la froide nuit norvégienne (donc vers 17 heures), fatigué, en manque de café et contraint de pondre une phrase comme : « La passion est à la fois de la haine et de l'amour ». Ouais, c'est pas glorieux, mais ça ne serait pas faire justice au bouquin que de s'en tenir là. Globalement, les personnages sont assez bien creusés dans leurs contradictions. Cela est notamment dû au travail que ces figures font sur elles-mêmes pour se souvenir et formuler leur mal-être, telle Liss qui revient sur ses expériences en écrivant dans le carnet de sa soeur. le lecteur est ainsi placé en position de confident, ou plutôt d'analyste – ce qui constitue un retournement assez ironique. Autre retournement appréciable : l'idée, souvent suggérée, que les victimes sont en partie responsables de leur sort. Loin d'un beuglement d'auditeur de RMC (sur l'air de « elles l'ont bien cherché »),
La Mort dans les yeux laisse apparaître que certains personnages se mettent – et répètent – des situations telles qu'ils se rendent vulnérables. Leur attribuer une part de responsabilité n'est pas un blâme ; c'est, au fil des pages, leur attribuer également une liberté dont les victimes sont habituellement privées dans les romans policiers. Côté narration, certains passages font fortement penser à un stream of consciousness et quelques ellipses habiles enclenchent imperceptiblement une focalisation interne – si discrète qu'une situation biaisée par le regard d'un personnage peut d'abord apparaître comme « objective ». Plus clairement : on entre par petites touches dans la folie des personnages. Les fréquents changements de focalisations justement contribuent au plaisir de lecture : des contrastes – et non des oppositions – se dessinent entre les figures féminines du roman, évitant ainsi toute caricature. Accessoirement, cela m'a permis d'échapper, pendant quelques pages, au personnage principal, Liss, à laquelle j'avais une légère envie de mettre un coup de pied au cul (pas vous, franchement ?).
[2] Pour le roman policier nordique, je me méfiais également. J'ai lu Mankell,
Maj Sjöwall et
Per Wahlöö. Je reconnais la qualité de leurs romans mais ils me laissent, comment dire, un peu froid. En fait, malgré les intrigues assez prenantes et les structures très bien pensées, je m'emmerde un peu avec les Nordiques. Voilà, c'est dit. Je trouve à ces romans un petit air aseptisé, comme s'ils prenaient place dans une sociale-démocratie qu'on aurait récurée à l'eau de javel (et puis un peu de Carolin, parce que sinon, la javel, ça fait tousser). Les flics notamment m'exaspèrent quand ils se lamentent sur la perte des valeurs, quand ils se scandalisent du manque de civisme de leurs concitoyens et s'épouvantent des crimes sur lesquels ils enquêtent. Je regrette alors mes détectives hard-boiled qui, eux, n'en ont rien à foutre, sentent fort sous les bras et font passer leurs scrupules avec une gorgée de whisky bon marché. Je ne suis pas contre un peu de sensibilité, notez bien. Mais franchement, avec les écrivains nordiques, j'ai parfois l'impression d'entendre les cris d'orfraies de jeunes militants d'Attac dans le 15e arrondissement.
Jean-Patrick Manchette, en une phrase souvent citée, a résumé le traditionnel antagonisme entre le roman policier anglais et le polar américain : « D'un côté Hercule Poirot, de l'autre Bogart : la tête et les couilles. » Considérant cette ligne de partage, le roman nordique fait – évidemment – dans le compromis : entre la tête et les couilles, il choisit d'être le ventre mou. Bref, vous l'aurez compris, je n'étais pas tout-à-fait enthousiaste en ouvrant le bouquin. Or, divine surprise, ce Norvégien n'est pas chiant. Les personnages ont de la crasse sous les ongles, boivent, baisent, se droguent, se tuent, se violent – bref, la vie dans ses aspects les plus dégueulasses, mais la vie tout de même. Ce n'est sans doute pas un hasard si le roman débute en Grèce, très loin de la Norvège, sous un soleil qui réveille les corps et fait exsuder toute la saloperie humaine. Cette saloperie, les personnages auront à s'en défaire, à la résoudre par l'enquête (personnelle ou policière) ou à s'en accommoder par quelques mensonges, par quelques lâchetés et quelques oublis : ainsi de l'experte légiste trompant son mari avec un enquêteur qui la laissera tombée pour ne pas nuire à sa carrière ou, plus tragiquement, Liss qui doit apprendre à vivre avec ses morts. Après tout, comme l'avait écrit Mailin avant de mourir : « il peut s'avérer tout aussi important d'oublier que de se souvenir. »
Ce roman est sans doute le plus intéressant qu'il m'ait été donné de lire dans le cadre du « Jury Policier », sans doute parce qu'il a déjoué toutes mes attentes et – il faut bien l'avouer – mes préjugés. Cependant, par delà ces considérations toutes personnelles, je retiendrai surtout la justesse de ton, le refus de la caricature et la prise de risque consistant à mêler des motifs et des écritures habituellement très clivées. Ce mélange, peu commun dans le polar nordique, se reflète finalement en un simple mouvement de l'héroïne : « Elle se retourne vers la flamme qui brûle dans la coupe en forme de feuille, tend la main pour se réchauffer et finit par trouver la bonne distance pour ne pas se brûler. »