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Critique de HordeDuContrevent


Je remercie un Babeliote qui se reconnaitra pour m'avoir donné envie de lire ce livre. Ce livre auquel je mets 5 étoiles. Mais, vous en conviendrez, il y a plusieurs types de 5 étoiles, les 5 étoiles la plupart du temps voulant dire que nous avons beaucoup aimé un livre, pour ne pas dire adorer, et les 5 étoiles en jaune or, plus rares, qui clignotent tel un warning, indiquant « attention chef d'oeuvre ». Ce sont bien ces étoiles-là, celles indiquant un chef d'oeuvre, que je mets ici. D'ailleurs mon livre finit avec un nombre incroyable de pages cornées, comme autant d'enthousiasmes à surtout ne pas oublier et à revisiter. Je ne sais pas vous, mais chez moi le nombre de pages cornées est un bon indicateur du plaisir de lecture pris. Ce livre finit en une multitude de pliures attestant d'un plaisir immense et jubilatoire.

Voici l'histoire d'un couple, Jack et Babette, dans l'Amérique profonde, famille recomposée avec leur ribambelle d'enfants que nous découvrons vivre en assez bonne harmonie. le début de l'histoire est douillette, agréable, amoureuse. Petit plaid pour une histoire que je pense être familiale et de facture classique. Mais très vite, ce cocon se fissure, un ensemble de petits éléments viennent lézarder cette apparente harmonie. Conte, fable ou dystopie, je ne sais comment qualifier cette histoire mais disons que nous sommes dans une société telle que la nôtre (du moins telle qu'elle était en 1985) mais où certains éléments sont accentués, étirés, amplifiés. Avec humour, cynisme, de façon décalée et grinçante. Avec une plume remarquable. Nous sourions, nous rions aux éclats parfois, nous sommes gênés, interpellés, émerveillés…

Par exemple, les enfants semblent éduquer leurs parents, avec des arguments implacables débités d'une voix de robot, enfants précoces ou Asperger, je ne sais mais c'est glaçant, et ce dès leur plus jeune âge. Seul le tout petit Wilder semble pour le moment épargné. Ils créent un certain malaise de sorte que les réunions familiales deviennent lourdes, parfois absurdes. du moins pour nous lecteurs et témoins, car les parents eux ont une patience en or et alimentent même cet état. Les adultes sont d'ailleurs par moment complètement immatures, le summum de la bêtise et de la vulgarité étant les déjeuners entre les collègues de Jack. Ensuite, nous apprenons, et cela semble commun et normal, que Jack en est à son cinquième mariage. Professeur à l'Université, il a créé avec succès un département d'enseignement dédié entièrement à Hitler. Succès tel qu'un de ses collègues veut à tout prix monter une chaire analogue dédiée à Elvis Presley. le plaisir ultime de cette famille est d'aller tous ensemble faire des achats au grand centre commercial, plus les achats sont compulsifs, plus le bonheur est tutoyé : « Il me semble que Babette et moi, par la quantité et la variété de nos achats, par la parfaite plénitude que suggèrent ces sacs bourrés, par leurs poids, leur taille et leur nombre, par l'éclat et la couleur de leurs emballages, par leur taille géante, par les paquets familiaux, par les autocollants fluorescents, par l'impression d'achèvement qu'ils nous procurent, par le bien-être, la sécurité et le contentement qu'ils apportent à quelque coin de notre âme douillette, il nous semble que nous avons atteint un épanouissement de l'être qui est ignoré de ceux qui n'ont pas besoin de tout ça, dont les désirs sont moindres et qui bâtissent leur vie autour de promenades solitaires à la tombée de la nuit ». La nature est d'ailleurs complètement absente, nous sommes dans les lisières, la périphérie, ces abords sans âme et sans beauté, où centres commerciaux, restaurants, et magasins abandonnés servent de décors (cela devrait plaire à Olivier Adam d'ailleurs) à des virées familiales. Manger dans la voiture, sur un parking sinistre, du poulet et des frites commandés dans un boui boui quelconque semble procurer beaucoup de plaisir, communion familiale confinée dans les odeurs de gras et d'humidité. Enfin rumeurs et fake news sont mêlés dans un flux constant d'informations (tiens depuis 1985 nous nous sommes approchés de cela).

Nature absente vous l'aurez compris et pourtant des scènes d'un esthétisme à couper le souffle. le fils de Jack sur son tricycle rouge traversant une autoroute bondée à double trois voies à l'avant dernier chapitre, des couchers de soleil anormalement beaux, aux couleurs flamboyantes quasi fluorescentes, admirés avec un mélange de terreur et d'émerveillement, un nuage toxique digne des plus beaux films catastrophes…des images apocalyptiques. La fin du monde semble proche.

Et nous touchons là le coeur du livre : la peur de la mort. Jack et Babette ont une terrible peur de la mort. Au point de tester un médicament expérimental censé annihiler la zone du cerveau responsable de cette peur malgré les effets secondaires possibles. Au point de se compromettre. La peur de la mort qui, quotidiennement, est contrebalancée par les bruits de fond. Ils sont omniprésents, apaisants, rassurants. Telle une berceuse : « Les portes automatiques s'ouvrent et se referment avec de profonds soupirs. le bruit des pas trainants surnage au-dessus d'une douzaine d'autres sons, tels que le bourdonnement sourd du système de ventilation, le bruissement des journaux des clients qui veulent découvrir rapidement leur horoscope, le chuchotement des vieilles dames aux visages poudrés, le grondement régulier des voitures qui contournent une tranchée dans la chaussée… ». le silence est synonyme de mort. En cela le livre contraste avec un autre livre de l'auteur, le seul que j'ai lu il y a 20 ans, Body art, où j'avais été marquée par son silence assourdissant. Les bruits de fond ronronnent, coeur rassurant, synonymes de vie ou de survie. Au point où Jack et Betty, pour se rassurer, imagine la mort comme un son, un son uniforme et neutre.
Pouvons-nous échapper à la gravité qui nous rapproche de la mort, en arrêtant d'obéir, en volant au lieu d'acheter, en tirant au lieu de parler ? Ou encore grâce « au refoulement, au camouflage, à l'enfouissement, à l'épuration » ? Certaines personnes y parviennent mieux que d'autres, c'est tout. le petit Wilder émerveille, attire et apaise ses parents car il est à un âge où la mort n'existe pas, où elle n'est pas conscientisée, sa traversée en tricycle de l'autoroute en étant la preuve.

Finalement la mort n'est-elle pas ce qui donne son caractère précieux à la vie ? Voilà les multiples questions que pose ce livre de façon déjantée. C'est un livre magistral. Visionnaire. Esthétique. Il m'aura fallu attendre 35 ans pour que ce livre se trouve sur mon chemin. Je n'ai qu'une envie ce soir : découvrir d'autres titres de Don DeLillo.


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