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Critique de AgatheDumaurier


Bon alors voilà. J'ai passé mes vacances à relire tous les livres que je possède de Charlotte Delbo, et je suis toujours aussi choquée de voir à quel point elle est peu connue en France, si on compare à Primo Levi, par exemple, qui, pourtant, est italien, écrit en italien.
Donc, rappelons : Charlotte Delbo est née en 1913 à Vigneux-sur-Seine. Elle épouse dans les années 1930 Georges Dudach, militant communiste. Elle est engagée par Louis Jouvet comme secrétaire. Elle est passionnée par le théâtre, la philosophie, l'écriture. Pendant la guerre, elle et son mari appartiennent au groupe de résistants de Maï et Georges Politzer, Hélène et Jacques Solomon. Ils seront arrêtés. Les hommes seront fusillés, les femmes, avec 227 autres, seront envoyées -seul convoi de politiques dans ce cas- à Auschwitz le 24 janvier 1943.
La trilogie "Auschwitz et après" "raconte" (le terme ne convient pas) la déportation : Auschwitz-Birkenau, Auschwitz-Raisko, Ravensbrück, retour à Paris, vie des "revenantes" après les camps.
"Aucun de nous ne reviendra" est le premier tome de la trilogie. Charlotte Delbo l'a rédigé en 1946, immédiatement (enfin, dès qu'elle en fut capable, après environ 3-4 mois de prostration) après le retour de la déportation. Puis-ainsi l'avait-elle décidé- elle a attendu 20 ans avant de chercher à l'éditer. 20 ans pour voir si c'était de la littérature, si ça tenait le choc. Ca tient le choc.
"Aucun de nous ne reviendra" est un vers d'Apollinaire qui a hanté Charlotte Delbo pendant toute sa captivité. Les survivantes devaient témoigner, elles se l'étaient juré.
Pas de récit chronologique, des flashs, comme si le temps s'était aboli. Charlotte Delbo cherche un langage pour l'inconcevable, l'inimaginable. Elle ne croit pas à l'incommunicable "-Vous n'avez pas les mots ? -Trouvez-les ! "a-t-elle dit dans une interview. Des moments, donc, dans un espace glacé, en deçà de l'espace et du temps humains. La plaine et les marais d'Auschwitz comme une vision des Enfers grecs. Une lumière d'avant la lumière, un soleil qui ne chauffe pas, et des ombres, des squelettes aux yeux morts. Charlotte Delbo alterne vers et textes en prose, mais le langage me semble profondément poétique. C'est à dire qu'il ne cherche en aucun cas à nous distraire, mais à entrer dans le tissu de notre esprit, à s'y mêler pour nous faire voir ce que nous n'avions jamais vu. L'appel du matin et l'appel du soir. Quatre heures dans la glace de trois heures de la nuit à l'aube. Même chose au retour des marais. Avant, les femmes sortent les mortes de la nuit. le soir, elles les ramènent des marais. Celles qui se sont effondrées, ont été battues à mort...Elles n'ont qu'une chemise sur le dos par -20°. La soif, pas la soif de "j'ai soif", même après un marathon, la soif qui dure des semaines, qui rend folle, aveugle, sourde, qui fait tellement gonfler la langue qu'on ne peut plus fermer la bouche, qu'on ne peut plus manger-même la soupe infâme- parce qu'il y a du sel et qu'on n'a plus de salive, et les yeux brûlants sans larmes pour fermer les paupières. L'impossibilité de s'évader ne serait-ce qu'une seconde de cet enfer par l'imaginaire. Les nuits ne sont que des cauchemars, les jours des enfers. La mort omniprésente, traumatisante, d'une effroyable laideur : des corps abandonnés pendant des jours, des camions qui partent "aux crématoires" avec des corps dont certains bougent encore, des malades du typhus recouvertes de poux, qu'on ne reconnaît plus qu'à leurs yeux, des os qui percent les chairs, et l'odeur persistante de la chair brûlée, toujours, tous les jours...Ainsi que la question obsédante : pourquoi moi, ai-je survécu, suis-je revenue ? Je n'avais pas plus de force que les autres...Pourquoi moi, et pas Viva, par exemple, l'amie si proche de Charlotte, qui l'a soutenue quand elle a failli mourir, et qui est morte du typhus en juillet 1943 ? et l'on rencontre, par bribes, les extraordinaires compagnes de Charlotte : Viva, Lucienne, Carmen, Mado, Poupette, Mounette, Mariette, Yvonne Blech, Yvonne Picard, Gilberte...Toutes des résistantes, qui forment un groupe compact et solidaire, ce qui explique leur taux extraordinaire de survie (une cinquantaine sur 230), dans un enfer où l'espérance de vie était de 20 jours...Elles se donnent le bras, se dissimulent les unes les autres, et se parlent, se parlent, tout le temps.
Du 27 janvier 1943 à juillet, elles restèrent dans le camp de Birkenau, puis, par une extraordinaire et inexpliquée décision de l'administration -sans doute parce qu'elles étaient des politiques, les survivantes qui n'étaient pas au "revier" (infirmerie-mouroir), furent transférées à un commando de Raisko, toujours sur le site d'Auschwitz, mais un commando plus "protégé", sans appel, à l'intérieur, avec un dortoir, des lavabos etc...Mais cela n'est pas le sujet d'"Aucun de nous ne reviendra", c'est le sujet, entre autres, du deuxième tome "Une connaissance inutile", écrit dans les années 1960.
"Aucun de nous ne reviendra" est le tableau peint à chaud d'un espace infernal peuplé de démons, sans aucune espérance ni aucune issue. Il me frappe plus que tout ce que j'ai lu, non comme témoignage, mais par le génie de son écriture spectrale et son effort performatif pour impliquer le lecteur. Il faut le lire, il fut connaître Charlotte Delbo. Faites passer le message !

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