Citations sur Léna (76)
L'homme est enchaîné à notre Mère la terre humide, comme nous l'appelons en russe. Elle le serre, elle le tient plaqué contre elle par une force invisible. Celui qui s'en arrache pour aller contempler sa beauté nue est un banni. Il reviendra de ce voyage avec des yeux éteints, brûlés par les couleurs qui n'existent que là-haut et les seize couchers de soleil par jour. Il errera parmi nous habité de visions inaccessibles, avec un coeur mort que la nostalgie a empoisonné pour toujours. C'est ainsi que la Terre punit ceux qui échappent à son étreinte.
Les années ont coulé. Varvara est devenue une vraie dondon, une bonne vieille lumineuse, recouverte de tant de tricots et de jupons qu'on ne sait plus distinguer dans cette ampleur ce qui lui appartient en propre et ce qui relève de la garniture.
J'ai des rêves moi aussi. Oh, pas le cosmos ni les étoiles. Seulement devenir institutrice dans un village perdu au bout de la Russie, voir grandir des générations d'enfants à qui j'aurais appris la lecture, transmis la connaissance et le pouvoir des mots... De petits rêves à ma portée.
Ça y est, elle voit le spectacle mirifique : la grande étendue blanche qui scintille, et les lumières boréales ivres qui dansent devant le traîneau de tête. Elle avance sa petite main, attrape le menton de sa mère et le tire vers elle. "Elles brillent, maman, les lumières elles brillent !" Sa mère tourne la tête, elle revoit son visage doré avec une incroyable acuité, elle se colle contre sa joue chaude et douce ... Elle est là, elle l'a retrouvée.
C'est notre Mère la Terre humide, elle nous a donné la vie, elle nous a nourris et elle seule nous console quand il ne reste plus rien d'autre. Elle gémit sous l'assaut des tempêtes, elle tremble quand ses entrailles s'agitent. Elle crie désormais sous la violence des hommes qui prétendent la ployer. Mais elle murmure aussi, certains clairs matins d'été où l'air embaume, elle murmure à chacun que tout est vain, que rien n'existe sauf cet instant de lumière et de douceur, qu'à elle nous retournerons en poussière et qu'elle nous accueillera sans rancune dans ses bras moussus.
Les mots pénètrent très lentement en elle. Elle a besoin de ce temps.
Elle regarde s'approcher les mots qui vont bouleverser l'ordre paisible dans lequel elle avait trouvé un abri.
Elle tend les mains, elle voudrait les empêcher, les retenir, mais il est trop tard. Ils sont là. Ce sont eux qui vont régenter sa vie désormais. Elle ne les aime pas. La plupart sont laids et dissonants, trop gonflés, comme cosmonaute et aérospatiale. Sauf un : Mir. Celui-là lui plaît à cause de son i très long qui le rend souple et chantant, comme un ruban qui flotte au vent.
- Pourquoi nous avons perdu la guerre froide ? Parce qu’elle était froide justement. Nous, les Russes, nous ne gagnons que les guerres brûlantes.
Mais surtout ce système ne marchait pas. On avait eu le mérite de l’essayer. C’était même colossal ce qu’on avait fait là. On avait dit d’accord, on est tous frères, alors maintenant on va mettre ça en pratique. De force.
Les chiffres sont des abris. Ils ne sont ni chauds, ni doux, mais très solides, rassurants comme une construction indestructible. On peut se calfeutrer dedans aussi.
Spoutnik n’a été que le début d’une longue série de victoires. Nous ne leur avons laissé que la lune. Mais le premier vol humain, le premier vol d’une femme, la première sortie dans l’espace de Leonov, la première station orbitale, c’est nous ! C’est la plus belle conquête de l’histoire de l’humanité, et c’est la nôtre !