Mémoire fêlée, craquelée, effacée. À chacun de ses pas, les souvenirs se désagrègent un peu plus et se dissolvent dans la pénombre du petit parc qui lui sert de raccourci...
Un rire gras, surjoueé. Un rire qui attend son heure pour vous exploser au visage, vous asperger de sa haine et vous ronger comme un glaviot d'acide.
Elle a six ans et son père la tient par les épaules. Il regarde l'objectif en riant. C'était avant qu'il ne la regarde, elle. Trop. Mal. Puis qu'il s'en aille. Après, plus rien n'a été comme avant. Rien.
Présent compliqué.
Futur incertain.
En le serrant contre elle, le corps de l'enfant, dans un état de putréfaction plus avancé encore que celui des deux autres cadavres, laisse échapper un gargouillis ainsi qu'un liquide sirupeux.
Ca ne devrait pas pouvoir arriver, ni même être autorisé, de faire porter la responsabilité d'une autre vie à une seule personne.
Il faut qu'on la sauve, elle le sait. Parce qu'elle devine déjà que seule, elle est en incapable. Qu'elle va se laisser faire. Qu'en fait elle est peut-être consentante. L'est-elle ? Elle n'en sait rien.
Barbara est aussi grise que la neige souillée par les voitures.
Quand le sentiment d'injustice se cogne contre le constat de sa propre impuissance, quand la souffrance qui en résulte devient intolérable, alors nait la colère.
Colère contre soi, quand on se trouve bête ou coupable de ne pas savoir mieux se battre. Colère contre ces autres qui n'en ont que faire et sont à des années-lumière de vos malheurs ridicules.
Colère contre tout le monde, la terre entière, personne. Contre personne en particulier, alors elle revient se nicher à l'intérieur et tourne, tourne, tourne encore. À vide, croit-on, mais rien n'est plus faux.
La colère, même rentrée, ça se nourrit de ce qu'on a en soi. Ça noircit tout, rend chaque chose aigre, vous fait cynique, agressif et violent. Vous pousse à chercher les embrouilles pour le plaisir d'en découdre avec le premier venu, parce qu'on sait bien que, sans cela, la rage vous tuera.
La colère c'est comme un cancer qui vous ronge, comme un cri qu'on a envie de hurler de toute sa rage, une rage plus grosse que soi, à s'en briser la voix, à s'arracher la gorge et à vomir ses tripes, à se péter tous les vaisseaux dans un AVC qui vous laisserait sur le carreau, peut-être, mais en paix, enfin...
Et elle, tout ce qu'elle veut, c'est plaire à cet homme. Parce qu'elle lui trouve du charme et que son métier la rassure. Parce qu'elle cherche un peu de stabilité et qu'elle a envie de donner de l'amour et d'en recevoir, qu'elle veut des enfants et des dimanches midi qui sentent bon le poulet et les frites, et que ce n'est pas un crime de vouloir ça à trente-cinq ans.
Et quand il faut choisir entre faire la pute pour payer les factures et se clochardiser, on n'a pas l'embarras du choix. Plutôt le choix de l'embarras, de la fierté qu'il faut ravaler.