Citations sur Mer agitée (16)
On dirait que tu as bien compris ce à quoi servent les livres : ressentir des émotions, sans vivre l'histoire pour de vrai...
P.110
_ Vous n'avez pas connu Adèle ? Elle se baignait toute l'année. A plus de soixante-dix ans. De janvier à décembre. Elle disait qu'elle n'irait pas le jour où il neigerait. Et ici, la neige c'est une rareté.
Marie a froncé les sourcils.
_ Et ça lui a réussi ?
_ Ca dépend de ce que vous entendez par réussir, a rétorqué l'homme. Elle est morte, comme tout le monde.
17 novembre
Pluie ininterrompue, pas de baignade, coupure d’électricité qui m’a privé d’un concert que j’attendais à la radio. Certains jours ne méritent pas une phrase.
Mais qu'est ce qu'il a ton petit-fils ? Il a changé, il devrait aller voir quelqu'un , a insisté Marie. en levant vers moi ses yeux transparents où je percevais cette forme de pitié qui me hérisse le poil, parce que cette pitié-là est très impitoyable, elle vous englue, ne vous aide jamais, ne vous tend aucune main secourable.
J'entre dans les vagues et nage lentement. Des nuages s'amoncellent à l'est, le ciel y a pris une teinte de plomb tandis qu'il est encore d'un bleu italien à l'horizon de l'océan.
Soudain des gouttes crépitent autour de moi, mitraillent la surface lisse de l'eau. L'averse frappe ma nuque, mes épaules, mon crâne, tandis qu'étrangement le reste de mon corps est à l'abri dans l'épaisseur calme de la mer. Drôle de sensation de se sentir protégé par cet élément liquide si vaste...
J'aurais pu y passer, cette autre fois, je le sais, je reviens souvent en pensée à ces quelques minutes où tout aurait pu basculer et mon esprit s'égare à imaginer mon absence définitive de ce monde. En prenant de l'âge, j'avais pensé qu'il serait plus facile d'accepter l'inéluctable, qu'un glissement indolore s'opérerait en moi pour affronter le néant, ou plutôt l'idée du néant, en vieux sage. Ce n'est pas le cas. Je suis toujours dans la même sidération quand je pense à ma propre mort. L'âge ne m'a rien appris. La mer continuera à aller et venir sur cette plage, les algues à étendre leur chevelure sur le granit, les goélands à criailler dans le ciel, et moi je ne ferai plus partie de cet univers. Je ne manquerai ni à la mer, ni aux oiseaux, ni aux algues, simplement je serai absent du paysage. A ma place, il n'y aura personne, rien, nada...
Voilà ce qui arrive quand on devient un vieil homme, on ne touche plus la chair des femmes, on n'approche plus les lèvres de la courbe de leur cou, de la rondeur d'un sein, le mâle plus ou moins fringant cesse d'exister sous leur regard. Il ne nous reste qu'à humer leur aura et à tâcher de se rassasier avec ça.
C'est le seul reproche que je peux faire à Solange, elle a tendance à me considérer comme une personne âgée qu'il faut ménager. Chaque fois, je me crispe intérieurement. Je connais mon âge, je sais que mes cheveux, mes poils et ma barbe sont blancs, que ma peau est ridée, que je me fatigue plus vite qu'il y a trois ou quatre ans. A part mon âge, rien dans mes capacités ne me sépare de n'importe quel individu plus jeune. Je n'aime pas qu'on me range dans la petite case "vieux" avec le corollaire qui va avec : diminué, faible, incontinent, impuissant (et donc obsédé) malade ou en passe de l'être, étourdi, limite Alzheimer.
La mer est lisse et grise. Un miroir que je pourrais briser en y posant le pied. Mais non. Le miroir se fend pour me laisser passer.
12 octobre
Le jour peine à se lever. Le ciel est gris avec des masses violacées qui plongent dans la mer. Le contraste fait paraître l’eau plus verte, d’un vert pâle de lac artificiel. Je ne sais pas ce qui produit ce même effet d’oubli à chaque baignade : l’eau glacée, le paysage mouvant, le ciel qui touche l’horizon, les mouvements synchronisés de la nage, la respiration qui s’amplifie ? Quand je me baigne, aucune pensée parasite ne vient me hanter. Je suis dans le pur présent.