J'étais une enfant puissante, je suis devenue une adulte atone. Degré zéro de combativité, nada volonté, dévoration instantanée.
Bien sûr c’était n’importe quoi, bien sûr je savais qu’elle avait visé volontairement, j’en mets ma main au feu, l’endroit où se cachaient les poches de peinture rouge, mais c’était, comment vous dire ? Plus fort que moi, j’étais comme entraîné, happé, dévoré par le spectacle de cette fille folle de rage, folle tout court, qui se déchargeait de je ne sais quelle rancune de la manière la plus miraculeuse qui soit- en créant quelque chose-afin d’éviter le pire : se faire sauter le caisson. C’était tellement étrange ce truc qu’elle avait choisi de diriger, à la fois festif et dévastateur, convivial et égocentré. (…)
Et puis , une fois, des années plus tard, en 1983 ou 84 je ne sais plus, elle est apparue dans mon téléviseur, au journal du soir, et je me suis mis à gueuler dans la caravane. C’est elle, c’était elle, la fille, Calamity Jane Jessie James, celle qui avait fauché ma pétoire pour exploser son propre tableau, celle qui voulait que je participe à cette mise à mort / mise au monde, Niki !!! (p. 120-121)
Parce que le monde a recommencé à exister petitement. (...) Ses premiers collages ressemblent ainsi à des actes de réconciliation; Et c'est ce qu'elle ressent, vraiment, quand elle est assise à la grande table du réfectoire, absente aux autres qui crayonnent furieusement à ses côtés, vagissent ou soliloquent dans leur coin, trop absorbée par son travail d'assemblage, de reconstruction, car reconstruction est le mot juste- ou réparation. (p. 55)
L’artiste, elle s’appelle Niki. Il a retenu son nom parce que le chat des voisins s’appelle pareil. Niki, c’est joli. Elle est jolie aussi sur la photo accrochée au tableau, avec son chapeau à plume et sa tasse à thé qui fait penser à Alice quand elle doit goûter avec le Chapelier Fou. (...) Peut-être que les couleurs de Niki c’est du carnaval aussi? Un costume qu’elle enfilerait, follement gai, terriblement menteur, pour prétendre qu’elle a envie de faire la fête, chanter et rigoler très fort, même si, en vrai et pareil que maman, elle préférait aller se fourrer au fond du lit en croquant des médicaments pour dormir aussi profond qu’une morte.
J’y mets du cœur, et de l’ardeur.
-Si je devais la définir ? Eh bien je dirais en trois mots : drôle, compliquée, passionnée. Vive , tordue, déterminée. Avant Jean [Tinguely ], je l'ai aimée. Et avant lui, j'ai senti leur attirance inévitable même si, à première vue, on n'aurait pas misé deux sous sur la longévité du duo. Mais moi je les ai vus tels qu'ils étaient réellement, à la fois trop différents et trop semblables: deux morceaux d'assiette brisée qui n'attendaient que leur rencontre pour retrouver la forme originelle (...) (p. 99)
Niki : « Mes cercles ne sont jamais tout à fait ronds. C'est un choix, la perfection est froide. L'imperfection donne la vie, j'aime la vie. »
(...) En réalité, si malgré cela, elle s'est sentie asphyxiée au point de le quitter pour ne pas en crever, ce n'est pas sa faute mais celle de sa mère, la faute de toutes les épouses dociles du monde, qui ont réussi à instiller dans son esprit cette croyance séculaire, millénaire, que les femmes ont le devoir d'exister petitement pour permettre à l'homme de pousser en hauteur (p156-157)
Il était arrivé à ce moment de la vie,variable pour tout homme,où l'être humain s'abandonne à son démon ou à son génie, suit une loi mystérieuse qui lui ordonne de se détruire ou de se dépasser. ---Marguerite Yourcenar ," Mémoires d'Adrien "
(p.125)
« Mais moi je sais bien, tout le monde devrait savoir, que rien ne passe vraiment, que ce qu’on enlève s’informe ailleurs, autrement, car le vide qui succède au plein pèse aussi son poids de pierre. »