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Critique de Isidoreinthedark


Paru en 1964, « La vérité avant-dernière » n'a pas l'aura des plus grands succès de Philip K. Dick. Si l'on y retrouve une forme d'obsession pour la seconde guerre mondiale qui irriguait « Le Maître du Haut Château », paru en 1962, ainsi que l'ébauche d'une plongée dans le piège final des réalités qui trouvera son apogée dans « Ubik », paru en 1969, il serait réducteur de définir ce roman très abouti comme une oeuvre intermédiaire de K. Dick.

2025. Enterrés dans des abris atomiques depuis quinze ans, des hommes et des femmes triment comme des animaux pour produire le quota de « solplombs » (robots-soldats) que leur demande leur protecteur, Talbot Yancy, afin de participer à l'effort d'une guerre qui n'en finit pas. Leur travail est supervisé par un « pol-com » (commissaire politique) qui s'assure que les consignes définies à la surface sont bien appliquées par ces milliers d'hommes et de femmes qui vivent dans les ténèbres des entrailles de la terre.

Nicholas Saint James, le président d'un abri, doit faire face au décès de son meilleur mécanicien, Souza, sans lequel il est impossible d'atteindre le quota de solplombs qui a été fixé. Un manquement qui pourrait s'avérer lourd de conséquences pour la communauté dont il a la charge. La seule solution pour ranimer Souza dont le corps a été congelé, est de remonter à la surface, afin d'acheter un pancréas artificiel destiné à être greffé au corps du mécanicien congelé par le docteur Carol.

Face aux menaces à peine voilées de ses hommes, Nicholas comprend qu'il n'a pas le choix. Il lui faut regagner la Terre. Là où la guerre fait rage depuis quinze ans, comme en attestent les images effrayantes que leur transmet à intervalles réguliers l'écran de télévision pendant les allocutions de leur dirigeant éclairé. Une surface dévastée par la radioactivité et infestée par les maladies.

Persuadé d'entreprendre une mission qui confine au suicide, notre héros découvre un lieu où la guerre est finie depuis longtemps, où la radioactivité ne touche plus que quelques zones éparses, où une nature luxuriante a repris ses droits. Un monde que se partagent les « yancee », qui règnent sur leurs domaines tels des seigneurs féodaux d'un autre temps, servis par les solplombs que produisent inlassablement les membres des abris souterrains. Un peuple d'esclaves manipulés par un flux d'images et de beaux discours fabriqués afin d'asseoir la domination définitive d'une élite restreinte sur une planète qui a retrouvé la concorde depuis des années.

La sortie mouvementée de Nicholas à la surface marque le début d'une intrigue typiquement dickienne, mêlant complots, leurres et fausses pistes en tout genre. le procédé narratif aussi simple que saisissant utilisé par l'auteur consiste à nous faire partager les pensées de ses protagonistes, leurs craintes, leurs doutes, leurs suppositions angoissées. C'est ainsi que le lecteur « entre » dans l'esprit de Nicholas Saint James, de Joseph Adams, un yancee mélancolique dont le travail consiste à rédiger les discours du « protecteur », de Webster Foote, membre d'une agence de police privée internationale, doté de facultés pré-cognitives et de Louis Runcible, promoteur qui bâtit des « conapts », résidences aux allures de prisons à ciel ouvert, destinées aux pauvres hères qui remontent progressivement à la surface.

Ces hommes devront faire face aux manipulations démoniaques et paranoïaques ourdies par l'homme qui dirige le monde, un être répugnant dénommé Brose, vieillard obèse de quatre-vingt ans, dont tous les organes sont artificiels à l'exception de son cerveau. À moins que Lantano, un jeune rédacteur extrêmement brillant de vingt-trois ans, dont le teint très sombre proviendrait des radiations résiduelles émises aux alentours de la villa dont il vient de faire l'acquisition, ne vienne redistribuer les cartes...

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Si l'intrigue de « La vérité avant-dernière » se déroule en 2025, ce roman post-apocalyptique a été écrit en 1964 et porte en lui la grande angoisse de l'époque : la peur du déchainement du feu nucléaire qui anéantirait l'humanité. Une manière de nous rappeler que le futur souvent très sombre imaginé par les auteurs de S.F. n'est au fond qu'une projection des craintes de leurs contemporains.

L'exercice littéraire exerce ici une fonction cathartique et peut s'envisager comme une manière d'exorciser les menaces entrevues par un auteur aussi génial que paranoïaque. C'est d'ailleurs ce second niveau de lecture, tentant d'appréhender les inquiétudes et les questionnements de K. Dick qui confère au roman une puissance spéculative époustouflante.

La possibilité de l'assujettissement d'une majorité de pauvres hères condamnés à vivre en enfer au profit de quelques nantis est l'une des clés du roman. Au coeur des trente glorieuses et de l'avènement d'une classe moyenne de plus en plus aisée, K. Dick avait perçu la fragilité du rêve américain et la possibilité de son anéantissement absolu. Mais le plus intéressant est ailleurs, dans la manière « douce » dont s'opère cet assujettissement : la manipulation des esprits.

Une apocalypse nucléaire a bien eu lieu, et l'on a envoyé les foules se réfugier dans des abris souterrains. Lorsque la guerre s'est terminée, les nouveaux maîtres du monde ont inventé un protecteur fantoche, Talbot Yancy, et ont fabriqué une réalité alternative, celle d'une guerre qui n'en finit plus, diffusée au travers d'écrans à une foule crédule et assortie de discours fabriqués à l'aide d'une machine nommée Mégavac.

« Ce qu'on introduisait dans le Mégavac 6-v sous forme de simples éléments linguistiques finirait par en émerger comme une allocution parfaitement structurée qu'enregistreraient caméras de télévisions et micros, un exposé définitif dont nul individu lucide - surtout après avoir passé quinze années de sa vie bloqué sous terre - ne viendrait à mettre en doute la véracité ».

Tout le génie de l'auteur consiste à faire remonter cette manipulation aux années quatre-vingts, en imaginant la création de fausses archives offrant une relecture pour le moins iconoclaste de la seconde guerre. Une relecture monstrueuse dont le but est de blanchir totalement l'Allemagne de ses actes. Une manière de légitimer la division du monde en deux blocs. « Dém-Ouest » face « Pacif-Pop ». Les démocraties de l'ouest intégrant l'Allemagne face au bloc communiste de l'est. Un effacement d'une ironie terrifiante de la part de l'auteur du « Maître du Haut Château », une uchronie dans laquelle les nazis et leurs alliés nippons ont remporté la seconde guerre, et ont continué à semer le Mal à travers le monde, une uchronie tellement documentée que K. Dick, écoeuré par ses recherches, a renoncé à lui donner une suite.

Le romancier fait ici sienne la célèbre maxime énoncée par George Orwell dans 1984, « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ». Ce slogan est sans doute l'une des clés de compréhension du titre cryptique du roman, « La vérité avant-dernière ». Tout comme Orwell avant lui, K. Dick a compris qu'une entreprise de propagande massive ne saurait se limiter à une manipulation du présent. Il faut également réécrire le passé, pour légitimer ce présent alternatif et prendre ainsi une main mise absolue sur les esprits.

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« Joe, tente le coup, essaie de pondre ton discours sans cet auxiliaire ; avec tes mots à toi. (...) Honnêtement, songea-t-il, je ne crois pas pouvoir y arriver sans cette machine ; je dépends complètement d'elle à présent »

Hanté par les angoisses propres à son époque, « La vérité avant-dernière » est paradoxalement parsemé de prémonitions absolument géniales que nous observons, atterrés, en 2023. Creusement sans fin des inégalités, avènement d'une oligarchie capitaliste au détriment de gouvernants démocratiquement élus, entrée dans l'ère de la post-vérité, réécriture du passé dissimulée derrière les oripeaux de la « cancel culture », apparition d'une Intelligence Artificielle en passe de supplanter l'intelligence humaine dans la rédaction de contenus, la liste des intuitions dickiennes ne laisse pas d'inquiéter.

Ce roman vertigineux revisite l'allégorie de la caverne de Platon, emprunte à Orwell les clés d'analyse de la mise en oeuvre d'une manipulation absolue des esprits, et nous emporte dans un dédale labyrinthique où les apparences sont toujours trompeuses, que n'aurait pas renié Borges. Platonicien, orwellien, borgésien, il préfigure la dissolution du réel qu'interrogera quelques années plus tard le célèbre « Ubik ».

Au-delà de ce questionnement métaphysique qu'envisageait déjà Pedro Calderón de la Barca dans « La vie est un songe » au XVIIe siècle, « La vérité avant-dernière » frappe le lecteur contemporain par la résonance troublante des obsessions dickiennes avec notre « réalité ». La réalité d'un monde à nouveau confronté à l'éventualité du feu nucléaire, où la possibilité d'une manipulation du réel prend jour après jour une ampleur saisissante, et qui devra affronter les défis proposés par le développement exponentiel d'une Intelligence Artificielle tout droit sortie d'un cauchemar dickien.
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