Une collègue m'explique qu'elle a de plus en plus de mal à communiquer avec ses enfants devenus adolescents. Je lui réponds, bête et méchant : "Et tu as essayé de parler avec eux ?"
Le codage permanent, le jargon informatique qui a diffusé dans nos conversations quotidiennes et tous les sigles que nous utilisons sans trop savoir ce qu'ils recèlent, tout cela alimente notre passion de l'ignorance.
Formidable outil pour alimenter les mécanismes de déni, le langage machine est la nouvelle novlangue contemporaine.On l'aime, on la pratique, on l'alimente, on la consolide tous les jours, parce qu'elle nous aide à ne pas trop comprendre ce qui nous arrive.
Mon hypothèse : cette omniprésence du codage est la marque d’un traumatisme. Ce geste qu’on répète partout sans arrêt, cette folie des codes, c’est une répétition traumatique. Mais de quel trauma ? Pour répondre à cette question, il faut situer l’invention de l’ordinateur dans son contexte historique et politique – l’ordinateur qui aurait justement tendance à ne pas avoir d’histoire, et à fonctionner sans passé. Il y a bien peu d’historiens de métier qui ont choisi l’informatique comme objet de recherche, alors que l’invention et l’expansion de cette technologie sont déterminantes pour notre histoire politique récente. Il faudra aussi aller voir du côté de ceux qui ont inventé les langages informatiques, des langages qui organisent une prédominance du codage dans tous nos échanges, dans toutes nos productions, matérielles comme intellectuelles.
Le premier chapitre de Psychopathologie de la vie quotidienne est consacré à l'oubli des noms propres, le deuxième à l'oubli des mots en langue étrangère et le troisième à l'oubli des suites de mots. Il n'y a pas de chapitre sur l'oubli des identifiants.
Ni technophobe, ni technophile : je veux seulement prendre quelques notes pour les temps où nous ne pourrons plus du tout faire la différence entre la parole et la communication dont se contentent les abeilles, les ordinateurs et les DRH.
Quand j’ai commencé à travailler à l’hôpital – c’était il y a vingt-cinq ans -, il y avait un seul ordinateur dans le service : celui de la secrétaire. Et nous avions chacun un agenda « papier ». Aujourd’hui, chaque bureau de consultation est équipé d’une machine, et l’on doit s’y coller vingt fois par jour pour consulter l’agenda « électronique ». Je ne peux pas raturer ou biffer sur l’écran comme je le fais sur un agenda papier : je ne peux pas aussi simplement noter une remarque à côté du nom d’un patient, préciser les raisons d’une absence, ou encore marquer d’une flèche le trajet d’un changement de rendez-vous – autant de traces qui ont leur intérêt clinique, mais qui sont aujourd’hui effacées, englouties par la raison informatique.
Mon premier geste quand je commence mes séances à l’hôpital n’est donc plus de parler avec un patient, mais bien de communiquer avec un ordinateur.