j'ai entendu la voix de mon père: «J'ai un œuf à peler avec toi», il commençait toujours les sermons comme ça quand j'étais ado, «J'ai un œuf à peler avec toi», je pouffais, je nous imaginais, penchés tous les deux sur le même œuf. Un jour j'avais répondu: «On pèle pas un œuf, on l'écale», il avait bafouillé un truc, embarrassé, perdant le peu d'autorité qu'il pensait avoir.
Je veux qu'il y ait des fleurs, des belles, pas les couronnes des funérariums, des fleurs de prairie, je veux de la terre, du feu, des étoiles, des odeurs vraies, du temps, autant qu'on veut, des mots pour lui, des larmes faites maison, pas un deuil en plastique, à la chaîne, professionnel, rentable.
Je sais qu'une histoire d'amour s'observe toujours à l'aune des raisons qui l'ont achevée. C'est con. En tout cas je sais que j'ai tendance à pratiquer cette forme de révisionnisme.
En fait les gars qui frappent leurs copines jusqu'à les tuer créent une sorte de fenêtre d'Overton de la violence. C'est si extrême, si visible, si identifiable qu'on ne voit plus d'autres formes de brutalité.
Romain avait besoin de rentabiliser les heures que le travail et le sommeil n'occupaient pas. Il fallait les combler, les agencer, en exploiter chaque seconde. Lorsque le week-end arrivait, j'avais cette image en tête, celle des concurrents de Fort Boyard qui se précipitent pour amasser un maximum de pièces d'or avant que la grille ne se referme.
Un samedi matin, alors que je cherchais une activité pour la journée, elle a sorti sa tignasse emmêlée de son bol de céréales et a déclaré: «J'ai pas très envie de bouger aujourd'hui.».Je crois que c'est le «très» dans sa phrase qui m'a fissuré le cœur. Ce besoin qu'elle a eu d'euphémiser sa demande. Parce qu'elle en connaissait déjà le coût social. Vouloir rester à la maison, c'est mal vu, ça isole, il faut aimer prendre part à la grande farandole de la consommation. Sinon c'est louche, c'est pas cool, c'est pas sympa.
Le silence. Tout s'est arrêté. Toutes mes sensations. Juste le silence. La collision avec le réel arrache tout, brise l'entendement, écorche si profondément que les émotions se taisent. Pourquoi mon coeur ne s'est-il pas arrêté lui aussi ?
À l'époque, je ne voyais encore le célibat que comme une période transitoire entre deux relations.
Que je passais d'homme en homme depuis mes dix-huit ans, comme on saute de rocher en rocher de peur de tomber dans l'eau.
Je ne risque jamais autant que quand je me rappelle la fragilité de la vie, comme s'il était urgent de trouver de la distance, de créer un champ de force.