Austerlitz 10.5

Elles étaient allées voir Les Noces de Figaro ou plutôt Les Noces, comme disent les gens un peu pédants qui ne prononcent jamais le titre d’un opéra de Mozart en entier. Ainsi, La Flûte enchantée devient La Flûte, L’Enlèvement au sérail, L’Enlèvement. Les élus comprennent, les autres font semblant de comprendre. Il n’y a que pour Don Juan que l’on ne dit pas juste Don, parce que là ce serait franchement crétin. Mais rigolo.

Lui, depuis la mort de sa femme et de son fils, il n'a plus d'envies. Plus aucune envie, rien que des pulsions, et aussi des périodes immenses et profondes d'abattement. Pulsion d'alcool, de violence, des envies de hurler, seul dans son bureau, de se taper la tête contre les murs, de se saisir de son arme de service et de tirer sur le plafond, à défaut de se tirer une balle dans la tempe.

Il n'a rien fait. C'est un enfant, il a en lui une innocence encore presque intacte. Rien à voir avec le reste du monde, cet enfer de corruption et d'avilissement nourri sans cesse par la médiocrité humaine.

Il pense aux travaux qu'il reste encore à accomplir pour redonner un visage humain à la capitale. Il revoit la foule de réfugiés et de sans-abri qui survivent dans les terrains vagues de la proche banlieue. Et surtout il n'oublie pas qu'un tueur met en scène les meurtres des rares personnalités qui daignent encore mettre les pieds dans cette ville. Alors, il se dit que, gouvernement de coalition ou pas, les politiques resteront toujours semblables à eux-mêmes : gonflés d'orgueil et égotistes.

Il revoit les transcriptions des agendas électroniques du Russe. Et puis soudain, deux lignes se croisent et une similitude se fait jour. Il sait pourquoi cette coïncidence ne l’a pas alerté. Cet endroit, tout le monde y va, des dizaines de milliers d’étrangers s’y rendent chaque jour, même depuis l’apocalypse.

Le coup de feu a claqué comme un coup de tonnerre et résonne encore dans les allées ravagées du supermarché. Olivier en laisse tomber le pack d’eau minérale qu’il avait réussi à obtenir de haute lutte quelques minutes auparavant. Il a été témoin de scènes hallucinantes dans ce magasin d’un quartier bourgeois habitué à une certaine forme de civilité allant parfois jusqu’à la politesse la plus exquise. Il a vu cette femme frapper un adolescent qui tentait de lui voler des boîtes de lait concentré, il a vu cet homme en costume gris gifler sans retenue une jeune fille afin de lui arracher des mains deux boîtes de thon. Il a regardé enfin ce jeune couple, ivre de fureur, s’acharner sur le corps d’un vieillard pour quelques misérables conserves…

Comme l’a prévu Jean, la Seine a envahi l’escalier. L’eau leur arrive à la taille quand ils pénètrent ensemble dans la vaste salle de La Joconde. Les Noces de Cana ont déjà les pieds dans l’eau mais le visage de Monna Lisa, dans sa vitrine, une véritable petite merveille de technologie destinée à éviter au tableau si fragile la moindre variation de température ou d’hygrométrie, est encore intact. Son sourire énigmatique semble se moquer de la vaine agitation des hommes face aux éléments déchaînés. En un instant, Jean atteint le local sur la gauche d’où est commandée électriquement la vitrine qui protège le chef-d’œuvre. Ouvrir le boîtier, déconnecter la sécurité. Il suffit maintenant de se saisir du tableau.

— Bruno, viens m’aider, on va la sortir de là.

Plongés dans un enfer où la peur et l’horreur se mêlent avec une force indicible. Il ne faut que quelques minutes à l’océan de boue qu’ils ont vu se dresser au loin pour s’épancher dans la ville entière, pour envahir la cour du Louvre, passer sous les arcades, fracasser les fenêtres, effondrer les planchers. Le Louvre est sous l’eau. Le Louvre se noie

En un instant, la panique s’empare de toute l’équipe. Ce ne sont plus des conservateurs, des agents de surveillance, des ingénieurs venus sauver un patrimoine inestimable. Ce sont des femmes et des hommes face à la plus grande catastrophe naturelle du siècle.

Jean est agenouillé dans l’eau boueuse. Depuis deux jours, c’est à peine s’il a pu dormir trois heures d’affilée. Mais aujourd’hui, ce n’est plus la fatigue qui le tenaille. C’est l’angoisse. Le vertige.