La Nature a fait beaucoup de choses en Yougoslavie : des montagnes abruptes, utiles en temps de guerre, mais impossibles à déplacer en temps de paix ; une mer réellement glauque, chaude et poissonneuse, qui est là moins pour elle- même que pour définir des îles, neuf cents îles ; une zone d'érosion, blanchâtre, tourmentée, et si persévérante qu'elle sert d'exemple aux géographes, qui l'appellent karstique ; des lacs où survivent des animalcules antédiluviens d'une espèce unique ; et des grottes, bien sûr, des grottes à ours, des grottes à maquisards, des grottes à guides — l'une entre toutes, celle de Postoyna, qui dispensera de visiter les innombrables grottes de France et d'Europe, parce qu'elle est la plus grande...
La Nature a fait beaucoup en Yougoslavie — trop peut-être. Lorsqu'on survole le chaos lunaire des rochers monténégrins entre lesquels scintillent de minuscules flaques vertes — quelques mètres carrés de champ —, on comprend que les indigènes s'en soient pris à Dieu plutôt qu'à une abs- traction philosophique, et lui aient reproché, dans leur légende, d'avoir déversé là le surplus de cailloux que lui laissait la création du monde.
Pourtant ce terrain violent et contrasté n'est qu'un décor. Les hommes ont fait plus étonnant, plus grandiose, plus terrible. Bien entendu les bureaux de tourisme, comme partout, s'efforcent de mettre en valeur les « curiosités naturelles » qui enchantent les foules sans mémoire ; la Yougoslavie est entrée dans le cycle rationnel des vacances modernes, et tout le monde, un jour ou l'autre, ira voir les bouches de Kotor et les seize lacs de Plitvitse.
« Personne ne soupçonne l'existence des Murs Blancs. Pourtant cette propriété a marqué l'histoire intellectuelle du XXème siècle. Elle a été aussi le lieu, où enfants, nous passions nos dimanche après-midi : la maison de nos grands-parents…
Après la guerre, ce magnifique parc aux arbres centenaires niché dans le vieux Châtenay-Malabry, est choisi par le philosophe Emmanuel Mounier, pour y vivre en communauté avec les collaborateurs de la revue qu'il a fondé : Esprit. Quatre intellectuels, chrétiens de gauche et anciens résistants, comme lui, Henri-Irénée Marrou, Jean Baboulène, Paul Fraisse, Jean-Marie Domenach, le suivent avec leurs familles dans cette aventure. Ils sont bientôt rejoints par Paul Ricoeur.
Pendant cinquante ans, les Murs Blancs sont le quartier général de leurs combats, dont la revue Esprit est le porte-voix : la guerre d'Algérie et la décolonisation, la lutte contre le totalitarisme communiste, la construction de l'Europe. Et bien sûr, Mai 68... Une vingtaine d'enfants, dont notre père, y sont élevés en collectivité. Malheureusement, les jalousies et les difficultés nourries par le quotidien de la vie en communauté y deviennent de plus en plus pesantes… Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles cette histoire est tombée dans l'oubli, et que personne n'avait pris la peine de nous la raconter jusqu'alors. Pourtant, beaucoup d'intellectuels, d'artistes et d'hommes politiques y ont fait leurs armes : Jacques Julliard, Jean Lebrun, Ivan Illich, Chris Marker, Jacques Delors et aussi… Emmanuel Macron. C'est grâce à leurs récits et confessions que nous avons pu renouer avec notre histoire : transformer un idéal difficile en récit familial et politique. »
L. et H. Domenach
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