Citations sur Le dit du vivant (27)
La création est devenue de plus en plus silencieuse. Nous serons peut-être un jour les derniers bruits de nos forêts. Et c'est déjà devant des sentiers en 3D que nous courons sur les tapis roulants des salles de gymnastique.
p.286
Nous avons tous été abasourdis, choqués, en apprenant l'immolation de cet homme près de l'entrée du site. J 'ai eu du mal à contenir ma colère. Nous ne sommes pas là pour ça. Pourquoi la recherche de la lumière suscite t-elle toujours une obscure folie ? Quelle est cette force qui vient assombrir toute clarté nouvelle ?
Cela vient comme une clameur. Une clameur qui monte au loin. Une vague s'effondre là-bas avec le bruit sourd d'un train qui approche à vive allure. Ici, la nappe bouillonnante de l'écume laisse place au silence. Le ruissellement cesse. La mer déglutit son reflux, d'où s'échappent quelques clapots qui s'espacent avant de disparaître. Un instant, quelque chose s'est évanoui. Dans ce vide, la vague semble gonfler vers moi. J'entends sa masse s'arracher à ce qu'elle va frapper de nouveau d'un coup. Précédée de bruits de verre pilé, de gravier et de perles, elle se rend à elle-même. Elle s'abat, s'effondre et claque. On dirait du linge battu au lavoir avant de s'émousser sur les contreforts du rivage.
J'entends sa venue toute proche, son effervescence qui éclate en milliers de bulles. Elle crépite tel un feu de broussaille, lance ses bruits d'osselets ramassés paume ouverte, saisis puis rejetés. Alors seulement reviendront en même temps le reflux et la clameur au loin. Le silence aussi, cet évanouissement secret où l'eau parle sans attendre de réponse.
p.28
Il peignait les étoiles comme on troue une histoire, en laissant le néant, pas plus grand qu'une tête d'épingle, se remplir du tout pour briller à jamais. Je me souviens qu'assis à sa table de travail, dans son atelier, tout en passant ses brosses de couleur sur le bois gravé, il s'interrogeait parfois à voix haute, posant toujours la même question. Je ne l'ai comprise que bien plus tard en remplaçant le mot "esprits" par Dieu. Il disait : "Dieu et le néant ne sont-ils pas le plein et le vide l'un de l'autre?"
p.253
Notre savoir est le reflet de nos découvertes. il en est la carte très partielle, mouvante, à l'image d'un relevé effectué dans la brume, ou trop loin de la côte pour en distinguer tous les traits.
p.81
Tout en déchiffrant les pas de l'eau sur la grève, Sandra laisse venir ses souvenirs, l'installation provisoire dans la ville de Rosemère, en périphérie de Montréal, au bord de la rivière des Mille-Îles, non loin du centre d'autistes de Terrebonne où, pour la première fois, elle entendit quelque chose de sensé à propos de la maladie de Tom. On ne lui parlait plus de trouble de l'attachement ou de faute des parents, de déficience intellectuelle ou de carence émotionnelle, mais de connexions cérébrales affectant gravement le traitement de l'information.
La langue indéchiffrable des comportements autistiques trouvait sa pierre de Rosette dans les neurosciences. Tom n'était pas coupé du monde, mais coupé du sens de l'information que recevait son cerveau. Celui-ci, mal connecté, ne fonctionnait pas comme les autres.
p.22
Son autisme...il est né avec lui,comme entre les mains d'un potier qui aurait utilisé par mégarde du bon argile mêlé de terre. Cette pièce, sortie du four, marbrée ici et là d'humus et de débris divers, contenait en elle la fragilité et l'apparence singulière que nous savons...les progrès prodigieux de Tom ont transformé ces veines de terre impropre en or.
Sur des étagères, il y avait son travail. Les céramiques réparées avec des épissures d'or se hissaient bien plus haut qu'une œuvre de potier ou son usage domestique. Cet art de trouver la beauté dans la cassure, de l'exaucer par la réparation, me touche au plus profond, je ressens avec une grande émotion la puissance de souligner la fêlure plutôt que de la cacher. p.236
Ce matin, j'ai vu passer des grues cendrées dans le ciel . Elles formaient de grands V. Profitant du vent de nord, elles se dirigeaient plein sud. On dit qu'elles volent aussi la nuit et discutent entre elles pour ne pas s'endormir. C'était beau.
Je crois que cela fait des lustres qu'on aime la nature de même que certains hommes aiment les femmes, pour eux-mêmes et jusqu'à la destruction.