—Jolie, mais les romans à l’eau de rose m’ont jamais fait triper. Il y a une autre version?
—En fait, répliqua Thierry en souriant, c’est l’histoire d’une femme qui perd le contrôle de sa vie au moment où elle entre dans l’âge adulte. Tout va bien, jusqu’au jour où Raymond, son père adoptif, tombe gravement malade. C’est là que les choses se corsent. Elle vit une peine d’amour, déteste son domaine d’études, et tombe dans l’enfer de l’alcool et des drogues, poursuivit-il en tournant cette dernière phrase en dérision. La première partie de l’histoire donne l’impression que c’est un roman qui traite de la difficulté à entrer dans l’âge adulte, mais c’est pas ça.
Il repensa à la soirée de la veille, surpris d’avoir abouti avec cette femme dans son lit, lui dont les compétences étaient plutôt limitées dans l’art de la séduction. Ce qui l’emballait encore plus, c’est le romantisme qui avait accompagné cette rencontre édénique, le pétrifiant sentiment amoureux qu’il n’avait plus ressenti depuis que la belle Annie lui avait brisé le cœur quelques années auparavant. L’explication justifiant la rupture, formulée avec les meilleures intentions du monde, selon son auteure: «J’ai essayé de t’aimer, mais je ne suis malheureusement pas capable», avait eu l’effet d’un Hiroshima sur son amour-propre, d’un tsunami sur son estime de soi.
Peut-être que Marie-Jeanne le menait bel et bien par le bout du nez. Peut-être qu’il fermait les yeux sur ses caprices, sur sa possessivité, du fait de son inaptitude à couper les ponts avec elle. À moins de circonstances exceptionnelles, il recourait d’ordinaire, quelque part entre onze heures et minuit, à l’excuse de la fatigue lors de soirées sociales pour retourner à la maison et s’allumer un joint en solitaire. Une fois gelé, s’il ne cherchait pas des schtroumpfs ou des chimères dans le revêtement du plafond, il griffonnait des notes dans un calepin, en préparation à l’une des mille histoires dont accouchait son imagination.
Le maître des faux-fuyants consacra quinze minutes à la réparation de sa propriété, cinq minutes au rassemblement du matériel dont il avait besoin pour répliquer à son agresseur, vingt et une minutes au saccage du refuge de son adversaire et une demi-heure à la mission du jour.
Treize heures trente-quatre. Une soudaine envie de manger un fruit, de mettre de l’ordre dans la cuisine ou d’aller faire des courses saisit Thierry, qui constata avec déception que ses interminables tergiversations l’avaient encore une fois dupé. Comme un novice. L’hameçon de Post-Apocalypse avalé jusqu’à l’intestin grêle.
Déçu d’avoir répondu Autant en emporte le vent, alors qu’il savait bien, en son for intérieur, que la réponse était Casablanca, Thierry roula des yeux. La voiture parvint à s’extirper du banc de neige après une brève lutte où elle ressemblait à une mouche tentant de s’échapper d’une toile d’araignée. Elle zigzagua hors de l’emprise de l’hiver et la pétarade qui résonna dans l’air gelé du matin rappela à Thierry le raclement de gorge d’un ivrogne. Tout de cette femme le charmait, même sa vieille bagnole cancéreuse, se dit-il en la regardant s’éloigner vers l’avenue Bourbonnière.