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Critique de Archie


C'est en Roumanie, dans les années 1935 à 1945, que Lionel Duroy a situé son dernier roman, Eugénia. La construction de l'ouvrage est ingénieuse, audacieuse, sophistiquée, mais nébuleuse au premier abord. Il m'a fallu un certain temps pour m'y sentir à l'aise, car pendant une bonne centaine de pages (sur cinq cents), je me suis interrogé sur l'objet et le sens que l'auteur avait voulu lui donner.

S'agit-il, me suis-je demandé, d'une monographie sur l'écrivain juif Mihail Sebastian, mort brutalement à Bucarest en 1945, aujourd'hui tombé dans l'oubli ? N'est-ce pas plutôt une fiction romanesque, l'histoire d'une longue et épisodique liaison amoureuse entre ce même écrivain et Eugénia, la jeune femme imaginée par Lionel Duroy pour incarner son livre ? On peut aussi y voir une chronique politique des années trente en Europe, observée depuis Bucarest, où l'exacerbation du nationalisme conduira la Roumanie à une alliance exaltée avec l'Allemagne nazie, sous l'oeil bienveillant d'intellectuels de renom comme Mircea Eliade et Emil Cioran, auteurs de propos antisémites on ne peut plus clairs.

Au-delà de ce contenu déjà fourni, le livre dépeint la vie quotidienne dans le pays, caractérisée par l'antisémitisme de ses habitants. Un antisémitisme viscéral, obsessionnel, omniprésent dans la moindre conversation, où chacun vomit les youpins, les youtres, où tous trouvent normal de voir des Juifs se faire tabasser au coin de la rue, au hasard des rencontres et des rapports de force. Un antisémitisme tellement primaire que j'ai un moment pensé à une exagération de l'auteur !...

Mais les faits ne mentent pas. À Jassy, ville natale d'Eugénia, la tension monte, effrayante, jusqu'à l'explosion. En juin 1941, juste après la rupture du pacte germano-soviétique, se produit l'événement central de l'ouvrage, le pogrom de Jassy. Un massacre d'une ampleur et d'une violence sans précédent, puisque treize mille Juifs sont tués en deux ou trois jours, sous le prétexte fallacieux qu'ils allaient livrer la Roumanie aux Russes. L'oeuvre de soldats nazis ? de milices nationalistes d'extrême-droite ? Que nenni ! Ce sont les braves gens du quartier, qui massacrent leurs voisins juifs avec lesquels ils avaient l'habitude de converser et de commercer, dans une impulsion de sauvagerie qui fit dire à un intellectuel témoin, que ce furent « les journées les plus bestiales de l'histoire de l'humanité ». Des descriptions insoutenables et absolument révoltantes, évoquées dès 1944 dans Kaputt, un roman de l'écrivain italien Malaparte, témoin trouble et lucide de l'époque.

Selon Lionel Duroy, son livre consacre l'émergence d'une conscience. Pas la sienne ! Ses preuves d'humanité sont établies depuis longtemps, à l'image de ses enquêtes et de ses écrits sur d'autres crimes de guerre, captés courageusement au plus près des criminels. Car pour lui, seule l'écoute des auteurs de crimes peut permettre d'en comprendre la gestation, tandis que la parole des victimes suscite émotion, compassion et colère, mais n'explique rien.

La conscience qui émerge est celle d'une jeune femme, la narratrice et héroïne de l'ouvrage, Eugénia, miroir féminin de l'auteur, issue comme lui d'une famille où l'on n'aimait pas les Juifs. Eugénia ouvrira peu peu les yeux sur l'absurdité de l'antisémitisme et sur ses risques de dérives barbares. Elle entrera en résistance tout en projetant d'immortaliser par l'écriture ce qu'elle aura vu et compris.

Malheureusement, une fois le calme revenu, les bouches sont closes, les témoins introuvables, le souvenir du pogrom, effacé. « Il y a eu quelques violences, dira-t-on, mais vous savez, c'était la guerre, un grand malheur pour tout le monde !... » Circulez, y a rien à voir !... Les chiffres parlent, pourtant. A Jassy, en 1930, cent mille habitants, dont plus de trente mille Juifs. Aujourd'hui trois cent mille habitants, dont quelques dizaines de Juifs ! On observe la même chose dans la plupart des pays de l'Est, où la population juive a quasiment disparu entre 1930 et 1950, et où les traces mêmes de son existence et de sa culture ont été effacées.

Au-delà de la performance littéraire que représente ce roman, où l'écrivain, un homme, se transpose dans un personnage de femme évoluant parmi des personnalités ayant existé, j'ai apprécié le pragmatisme de sa pensée, lorsqu'il précise que pour pouvoir témoigner d'un événement grave, il convient de lui survivre, par tous moyens. Il rappelle aussi que nous pouvons aimer nos proches, même s'ils professent des idées aux antipodes des nôtres. Un bel exemple de conscience.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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