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sur 100 notes

Critiques filtrées sur 2 étoiles  
Au moment où j'écris cette critique, j'ai appris que l'oeuvre a été récompensée du prix France Culture des étudiants, pour lequel je m'étais inscrit comme juré, et franchement, cela me laisse perplexe. Adieu Tanger n'était certainement pas le pire des cinq livres en course, c'est même un bel aboutissement pour une si jeune écrivain, mais certainement pas le meilleur non plus. On avait en réalité un vrai livre (que je critiquerai ultérieurement) face à quatre tentatives de livres plus ou moins prometteuses, ce qui fait que mon choix a été assez expéditif, avant même de prendre en compte le fond. Cette distinction assez incompréhensible me rappelle une chose que j'ai lue quelque part, du genre « le mauvais goût est le privilège de la jeunesse ». Que l'on en juge …

Il n'y a pas d'histoire proprement dite, au sens de fil narratif. le texte, non chronologique, se présente plutôt comme une longue séance de thérapie, remplie de réminiscences, au présent et à la deuxième personne (déjà, quand j'ai vu cette contrainte stylistique absurde, qui ne sert qu'à rajouter de la complexité pour arguer le caractère littéraire, apparemment pas assez évident sans cela, de l'oeuvre, j'ai compris que je rentrais dans un espace-temps où les deux minutes qu'il me faut pour lire une page seraient ressenties comme dix) d'une jeune Marocaine venue étudier et travailler en France, poursuivie par la honte de la diffusion en ligne de photos dénudées par son ancien copain. Cet itinéraire permet de mettre en comparaison deux modèles de société, à échelle humaine : une société islamique patriarcale cadenassée par les non-dits et les fantasmes, d'un côté ; une société occidentale libérale qui ne se montrerait pas, dans les faits, à la hauteur de ses grandes valeurs, de l'autre. Bon, pourquoi pas ; mais quand je parle de thérapie, c'est au sens propre : le narrateur procède à un examen et semble exposer au personnage principal les phénomènes plus ou moins conscients qui se jouent en lui dans les différents épisodes racontés, à grand renfort de termes et de concepts spécialisés. Petite compilation du champ lexical omniprésent de la fragilité psychique : continuité, dislocation, inconscient des choix, redécouverte de l'espace, tabous, dissociation, assignation, visualisation, champ des possibilités, négation de la réalité, violence du corps, dialogue, sentiment de légitimité, dépossession, désespoir et quête et interrogation du regard masculin (oui, celle-là elle pique un peu) ; le fait de prendre du recul sur « votre relation », d'être à un certain stade, de créer des liens, d'être renvoyé à, de regarder sous le prisme de, d'assumer un rôle, de partager une facette de sa personnalité, de se penser, d'être à l'écoute, de gérer ses émotions, de parler « du » père (générique) alors qu'il s'agit de « son » père (particulier) … Tout cela relève d'un verbiage professionnel abstrait mais démocratisé qui pourrait tout aussi bien constituer le résultat d'une sorte d'exercice qu'on aurait donné à une personne troublée, et qui aurait fait l'objet d'une caractérisation spécialisée en parallèle du récit. On a donc une successions d'anecdotes vaguement chronologiques, comme écrites à quatre mains, celles de la patiente et de son psy, étudiées à la fois sur le plan des phénomènes de la conscience et sur le plan de l'exutoire de la lamentation désabusée. Ce livre est un gros diagnostic de la dépression, si l'on veut.

Les principales thématiques sont dans l'air du temps, sans grosse surprise : le rapport à la figure paternelle, le jugement du corps, la différence culturelle, la séduction, et même un soupçon d'orientation sexuelle non orthodoxe. Tout n'est pas inintéressant, loin de là, notamment les paradoxes qui entourent le comportement du père et son influence sur le développement de l'enfant, ou encore l'hypocrisie qui caractérise certains usages de la vie courante ; on peut même considérer comme salutaire la mise en scène de la dangerosité d'Internet. Mais on doit quand même payer son écot à l'obscénité (quel plaisir de faire la connaissance des parties génitales de l'héroïne dès les premières lignes !), à l'invraisemblance (vous est-il déjà arrivé de vous réciter paisiblement des vers juste après vous être tiré d'une situation extrêmement angoissante ?), au supplice de la masculinité toxique (voir la scène de relation sexuelle que le choix des verbes caractérise comme une relation de maître à esclave), à la dénonciation d'un racisme systémique au mieux bienveillant et involontaire (la grande anecdote du contrôle au faciès, une merveille…), et à l'américanisation (on nous glisse subtilement des vers d'obscures poétesses féministes instagrameuses des Etats-Unis ou du Canada, sans les traduire, évidemment, puisque le lecteur est obligatoirement au moins aussi formaté par le « soft power » anglo-saxon que le narrateur). On sent qu'il y a eu un gros travail sur les détails pas très utiles à caler pour obtenir une certaine caution progressiste. L'apogée de ce trait, c'est quand même le dépôt de plainte auprès de la police française sur la question des photos ; là, on nage vraiment dans un grand délire qui vise à présenter les fonctionnaires comme des beaufs voyeurs incapables, qui ne comprennent rien à rien, et surtout pas la très philosophique quête intérieure qui a poussé la jeune fille à faire ces photos, et qui la découragent dans son initiative. Ah, tiens, finalement ce n'est pas si étonnant que cela ait plu aux belles âmes qui squattent l'université !

Le trait le plus insupportable du personnage principal, c'est son sentiment permanent d'oppression et d'agression. On a l'impression que toute relation sociale à son endroit ne peut être comprise que comme un rabaissement, une insulte, une pulsion de viol. J'espère que l'auteur ne partage pas les lubies de son personnage qui prête des intentions dégradantes au monde entier quoi qu'il fasse, et ne dénonce pas véritablement toutes les pratiques jugées insupportables par la narration, parce que je ne veux clairement pas d'une société qui en serait dépourvue : une société où personne ne se parle, personne ne se regarde, personne ne se touche, personne ne s'écoute, bref, l'horreur. Quand le simple fait pour un Français de dire maladroitement bonjour ou merci en arabe à une caissière manifestement originaire d'Afrique du Nord, juste parce qu'il pense qu'elle trouverait ça sympa, est interprété comme un refus de la considérer comme une compatriote (ce qu'elle n'est d'ailleurs pas, dans la situation en question), il n'y a plus d'autres échanges possibles que ceux qui peuvent exister entre deux droïdes.

Un mot sur l'écriture, tout de même, puisque c'est quand même censé être le principal critère d'évaluation dans un concours littéraire, n'en déplaise à tous les jurés qui se contentent de lister les points de propagande politique avec lesquels ils sont d'accord. Sans doute ne serait-il pas inutile de révéler à l'auteur l'existence du principe de la virgule. Ô merveille entre les merveilles, il n'y a pas besoin d'une nouvelle phrase lorsque l'on veut ajouter une proposition subordonnée ! Il n'y a pas besoin de mettre un point, une majuscule et, surtout, un retour à la ligne pour continuer une énumération ! Que l'auteur mesure les perspectives remarquables que lui ouvre cet usage : elle possède désormais le pouvoir de dépasser le stade de la phrase nominale archi-pénible et archi-poussive, qui semble constituer la marque de fabrique de 99% de la production littéraire française à l'heure actuelle, et de toucher du doigt les effets de style et de musicalité infinis que renferme la phrase complexe.

Donc voilà, on a récompensé LE bouquin de la sélection qui rappelle que les hommes sont des brutes, que le Maroc est rétrograde, que la France est au moins passivement raciste, que les policiers sont des débiles, que le monde est un lieu de perpétuel traumatisme pour les anges, pardon, pour les femmes, qu'un rapport d'entretien psychologique peut avoir, en 2023, une valeur littéraire, et que les concours ressemblent de plus en plus à ce jeu qui consiste à construire la plus haute tour en Kapla, en récompensant sans notion de style ou de construction narrative celui qui arrive à exploiter le plus de concepts et de décrets bien-pensants sans que tout s'effondre.
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