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Critique de Nastasia-B


J'ai un peu de colère ce matin, un peu d'indignation : je viens de lire La Place. Probablement pas de quoi se mettre en rogne, penseront certains. Peut-être, mais c'est assez spécial pour moi cette affaire.

Comme Annie Ernaux, je suis née dans le trou du cul de la Normandie, à quelques kilomètres d'elle seulement, dans l'une des villes citées dans l'ouvrage. Comme elle, je suis issue d'un milieu ouvrier mâtiné de paysan. Comme elle, je suis la seule de ma famille à avoir suivi des études supérieures. Comme elle, j'ai vu chaque jour se creuser un peu plus le fossé social qui me sépare encore aujourd'hui — et plus que jamais — de ma famille.

Je vais même vous faire une petite confidence supplémentaire, c'est qu'à la différence d'Annie Ernaux, même parmi les culs terreux, ma famille était considérée comme le top du top de la ringardise et de l'arriération sociale. Nous ne partions jamais en vacances, ne portions aucune marque, n'étions jamais au courant des nouveautés, mes parents avaient une 2 CV pourrie sur toute la durée des années 1980, époque où elle était ultra passée de mode à la campagne et pas du tout vintage… (Exemples pris parmi une multitude d'autres qu'il n'est pas nécessaire de déballer ici.)

Comme Annie Ernaux, je suis désormais enseignante loin des terres chéries où j'ai grandi. Voilà pourquoi je me permets d'être indignée par ce livre que je trouve, malgré toutes les précautions dont se barde l'auteure, très méprisant pour la condition sociale de ses parents.

Personnellement, j'y perçois du racisme. Certes, ce n'est pas du racisme ordinaire, mais c'est du racisme de classe. Pour moi, ce qui constitue l'essence même du racisme, ce n'est pas de dire qu'il existe des différences entre les groupes humains, car ça, il faudrait vraiment être atteint d'une forme de cécité assez invalidante pour ne pas les percevoir. le vrai racisme, c'est de classer les groupes humains sur la base même de ces différences ; de dire que ça c'est mieux ou ça c'est moins bien parce que je suis plus ceci ou moins cela.

Or, quand je lis Annie Ernaux, à aucun moment je ne ressens de bienveillance pour les classes populaires. Elle nous fait une liste longue comme le bras de leurs manquements ou de leurs insuffisances sans jamais la nuancer par les aspects puants de la bourgeoisie à laquelle elle accède et qui pourtant sont absents chez les classes populaires. Elle n'aime pas le milieu dont elle est issue et ça se voit, ça suinte de partout, ça transpire.

Moi non plus mon père n'a jamais lu de livre, moi aussi mon père est un rustre fini, pourtant, combien de fois me suis-je dit auprès de gens très bien sous tous aspects, très bien nés, qui ont une bonne PLACE, combien de fois me suis-je dit, que vous êtes cons mes braves et que mon père vous torcherait si vous aviez l'un et l'autre à résoudre un problème auquel vous n'avez jamais eu à faire face ni l'un ni l'autre.

J'ai vécu auprès d'Amérindiens analphabètes qui m'ont fascinée. J'ai vécu auprès de chercheurs imbuvables et imbus qui m'ont révulsée. J'ai vécu auprès de certains culs terreux normands absolument sans intérêt ; j'ai vécu auprès de certains culs terreux normands dont la puissance de raisonnement m'impressionne encore aujourd'hui et à laquelle je me réfère bien des années après avoir quitté mon milieu et ma Normandie natale.

Donc je ne peux pas lire ce livre sans m'indigner quelque peu. (À titre de comparaison, si je place un autre Normand dans la balance, lui aussi transfuge de classe, comme Annie Ernaux, en la personne de Michel Onfray, lorsque je lis son petit opuscule intitulé le Corps de mon père, je perçois un rapport au père et aux classes populaires tout autre et qui, personnellement, me sied beaucoup mieux.) Je n'y ressens aucun amour des classes populaires, juste un sentiment de culpabilité de leur avoir tourné le dos et d'essayer vaguement de se racheter en écrivant ce bouquin.

Mais cette écriture !!?? Cette écriture !! L'écriture plate, la bien nommée. Comme c'est méprisant. Je cite : « Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de " passionnant ", ou d' " émouvant ". Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »

Voilà l'argument le plus petit, le plus mesquin qu'on puisse imaginer. Encore heureux qu'elle n'est pas devenue peintre d'art sans quoi, pour faire le portrait de ses parents, elle se serait sentie obligée d'utiliser un gros rouleau de peintre en bâtiment. Quelle connerie ! C'est d'autant plus une connerie que dans ses autres romans par la suite, elle ne s'est plus défaite de ce style (ou de ce non style, c'est selon), preuve qu'il n'a qu'un rapport assez éloigné et douteux avec le propos.

Pour en finir avec ce non style, j'aimerais convoquer une citation de Herman Broch dans Les Somnambules et qui m'est revenue à l'esprit à la lecture de ce livre : « Au fond de tout cela il y a une logique complètement dépouillée d'ornements et il semble qu'on ne fait pas une conclusion trop risquée en disant qu'une pareille logique requiert en tous lieux un style dépouillé d'ornements. Certes, ce style apparaît même aussi bon et aussi juste que l'est tout ce qui est nécessaire. Et cependant, c'est le néant, c'est la mort qui sont liés à ce dépouillement d'ornements, derrière lui se cache la figure monstrueuse d'un trépas, où le temps s'est effondré en ruines. »

Pourtant, j'aurais aimé aimer ; j'aurais aimé me sentir en résonance avec cette auteure qui a vécu des choses si proches de celles que j'ai vécues et que je vis encore. Il est vrai qu'elle restitue bien la sensation de se sentir étrangère chez soi, de ne plus avoir grand-chose à partager quand on se voit. Mais elle occulte un autre aspect : elle nous parle d'un " héritage ", sous-entendant qu'il est lourd à porter dans le milieu bourgeois où elle évolue désormais, sans jamais nous en dire quoi que ce soit si ce n'est que du négatif. J'ai peine à croire que son père ne lui ait absolument rien légué de positif et qui lui serve encore aujourd'hui. Pourtant, pas une ligne ne l'évoque.

En somme, ce que je lis dans cette platitude, c'est un portrait sans aménité, sans chaleur. Elle écrit dans l'extrait que j'évoque plus haut " les faits marquants " de la vie de son père. Mais qu'est-ce qu'elle en sait ? Sa naissance à elle n'est-elle pas un fait marquant de l'existence de son père ? Elle évoque rapidement, très rapidement le fait qu'elle ait eu une soeur qui est décédée en bas âge. D'où sa naissance à elle, d'où le fait que ses parents soient " âgés ", d'où le fait qu'ils lui " passent " beaucoup de ses lubies, notamment les longues études. Elle n'en dit pas un mot.

J'ai bien connu des gens comme le père d'Annie Ernaux, des Normands simples et pudiques, pas expansifs mais avec beaucoup de coeur, des gens sincères et droits, et j'ai plus de respect et d'amour pour eux qu'elle ne semble en éprouver pour son propre père.

Bref, un drôle d'hommage qui, sous des airs de vouloir saluer sa mémoire, sonne à mes oreilles comme une ultime marque de mépris et d'incompréhension. Désolée de ne pas vous suivre Annie Ernaux, désolée de ne pas goûter votre snobisme (au sens premier " sine nobilitate ") des couches populaires qui se sont saignées pour que vous soyez ce que vous êtes. J'en viens, j'en suis et c'est peut-être pour ça que je réagis si fort aujourd'hui. D'autant plus fort que le non style de cet ouvrage a donné des idées à de bas suiveurs comme Delphine de Vigan, pour ne citer qu'elle, dont la prose et l'éthique me dégoûtent.

Aussi, plus que jamais, souvenez-vous que ce que j'exprime ici n'est que mon avis, un avis pas forcément à sa place, c'est-à-dire, pas grand-chose.

P. S. (suite aux commentaires) : J'ai omis de parler, puisque la barque était déjà bien pleine, de certains petits côtés racoleurs dans l'écriture d'Annie Ernaux qui me déplaisent au plus haut point, loin du respect que j'aurais attendu vis-à-vis d'un père, quand bien même on ne partage rien avec lui et l'on ne le comprend pas.

Par exemple, parmi plusieurs autres, l'évocation totalement gratuite du fait que pendant la toilette mortuaire de son père, elle ait vu son sexe. Qu'est-ce qu'on en a à foutre, et surtout, qu'est-ce que ça apporte au portrait ou pseudo-portrait ? Ce voyeurisme ordinaire me débecte au plus haut point, et c'est précisément cet aspect, ainsi que l'écriture plate et l'autojustification de ses choix d'écriture qu'a repris Delphine de Vigan, en bon âne suiveur, dans sa mixture imbuvable.

P. S. 2 (après l'attribution du Prix Nobel à cette auteure de « machins » vaguement écrits) : Il fut un temps où recevoir le Prix Nobel, ça signifiait « avoir du talent », littérairement parlant, mais comme cette notion est subjective, on peut toujours vous rétorquer que c'est une question de goût, que vous n'avez rien compris à ceci ou à cela, etc.

Désormais, la valeur cardinale n'est plus le talent littéraire, c'est-à-dire l'aptitude à générer de l'émotion chez le lecteur, à l'élever, à le faire réfléchir, non, maintenant, c'est la politique des quotas vis-à-vis des « minorités » : une femme / un homme ; une blanche / un noir ; un juif / une homo, etc. Et le talent dans tout ça ??? le mot « talent » signifiait à l'origine « celui ou celle qui est possesseur d'un don particulier ».

Virginia Woolf, par exemple, elle qui ne reçut jamais le Prix Nobel, possédait pourtant un talent, quelque chose de rare et d'unique, dont elle fit don à l'humanité. Excusez-moi, mais j'ai beau chercher, je ne vois pas qu'Annie Ernaux, et quelques autres parmi les derniers Prix Nobel, soient affublés d'un quelconque don particulier. D'où ma surprise, pour ne pas dire ma stupeur, face à de telles mises sur piédestal de statues fort ordinaires. Cela fait suite, peut-être, au " président normal ", c'est dans l'air du temps, il faut croire...
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