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Critique de afriqueah


« Aujourd'hui, maman est morte »  dit Camus dans l'Étranger.
« Ma mère est morte le lundi 7 avril » répète Annie Ernaux dans Une femme.
Les phrases sont semblables, et les récits sont différents.

Elle a offert des forsythias aux petites fleurs jaunes, elle veut mettre des lys blancs sur le cercueil, et finalement elle lui apporte des cognassiers (ou fleurs de coings, offerts par les grecs aux mariés), deux symboles de la jeunesse de sa mère.
Après la sécheresse de la Place, Annie Ernaux se lance dans le sentiment, celui vis-à-vis de sa mère, qu'elle pleure, dont elle déplore la disparition, dont elle ne peut reconnaitre la mort, puisqu'elle ne peut écrire «  maman est morte » sur la feuille qui reste blanche, dont elle avait eu l'intuition, brutalement, qu'elle pouvait mourir, avec la conclusion définitive : «  je ne voulais pas qu'elle meure ». Il s'agit pour elle de chercher une vérité difficile à mettre en mots, son projet se situe à la jointure entre social et littéraire bien que voulant rester, « d'une certaine façon, au-dessous de la littérature. »
Parce que, bien entendu, le projet principal, c'est d'écrire, et d'écrire sur le fait d'écrire.
L'amour d'une fille pour sa mère, « la seule femme qui ait compté pour moi », me touche cependant d'autant plus qu'il semble oublier le mépris qu'elle a pour son milieu social en général.
Voilà, on avance.

Bien sûr, on ne coupe pas à l'énumération de l'ascension de sa génitrice, depuis la ferme, jusqu'à l'échoppe commerçante, en passant par l'usine. : bien sûr, cette dernière a conscience d'être inférieure, mais refuse d'être jugée comme telle.
Bien sûr, dans ce monde-là on ne jette rien (encore une fois, dans le monde bourgeois d'après-guerre, on gardait tout aussi : la peau du lait que l'on faisait bouillir, le pain rassis, que l'on mouillait avant de le faire rôtir, etc. Ceci n'est pas la marque de la pauvreté, c'est le vécu d'avant le capitalisme).
Bien sûr elle compare les conseils maternels de ne pas faire de folies de son corps (au moment où la contraception et l'avortement n'existaient pas, le meilleur moyen était de garder sa virginité) à « ces mères africaines serrant les bras de leur petite fille derrière son dos, pendant que la matrone exciseuse coupe le clitoris » !
J'ai relu, de peur de n'avoir pas compris !
Bien sûr aussi, le spectre de l'alcoolisme, marque de l'indigence pour Ernaux. Je la cite, à la vue de sa tante portant ses bouteilles vides (geste plutôt écolo et moderne) : « Je crois que je ne pourrai jamais écrire comme si je n'avais pas rencontré ma tante, ce jour-là ».

Suivent des détails Ernaux aussi inutiles qu'incroyables : la mère a gardé sa culotte en entrant dans le lit le jour de sa nuit de noce. Ben, vlà aut' chose. Et elle garde « ses serviettes avec du sang dans un coin du grenier, jusqu'au mardi de la lessive. » On est mis au courant de l'arrêt de ses règles, de sa honte quand elle devient incontinente.
La maladie d'Alzheimer, en plus de la rendre colérique, lui fait perdre la place qu'elle avait conquis, la place qu'elle tenait à payer par son travail. le père ne se sent pas à sa place, comme le gendre dans La place. Et justement, parlons-en, c'est bien la veuve qui dort dans le lit de son mari mort, et pas le gendre et sa femme.

« A nouveau, nous nous adressions la parole sur ce ton particulier, fait d'agacement et de grief perpétuel, qui faisait toujours croire, à tort, que nous nous disputions et que je reconnaitrais, entre une mère et sa fille, dans n'importe quelle langue. »
« Il me semble maintenant que j'écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde. »
Et même aveu oedipien à son honneur : « Nous étions, mon père et moi, amoureux de ma mère. »

Voilà, l'ambivalence entre amour et rejet ne peut pas être mieux exprimée. J'ai senti qu'à travers cette relation mère/fille, et sans doute grâce à sa complexité, le roman Une femme transmet parfaitement ce sentiment : « vivre toujours avec elle, dans un temps, dans un lieu, où elle est toujours vivante ».
Là, chapeau bas, Ernaux, malgré tous les mots populaires honnis, malgré les différences sociales, malgré tout ce qui les oppose, malgré la maladresse de dresser le portrait d'une colérique, et peut-être même avec ces clivages, l'amour est là, d'autant plus indéniable et fort qu'elle n'a pas pontifié un éloge funèbre.

Ce livre me donne envie de relire : « Une mort très douce », puisque Annie Ernaux note que sa mère est morte huit jours avant Simone de Beauvoir.  




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