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Critique de Charybde2


Hors de l'Antre, ça irradie sévère. Dans l'Antre, on survit. Mais qui est ce « on » ? Une exceptionnelle fable post-apocalyptique pour questionner, cruellement et poétiquement, les fondations de l'identité.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/07/12/note-de-lecture-lantre-brian-evenson/

Dès ses débuts littéraires avec les nouvelles de « La langue d'Altmann », en 1994, l'intérêt de Brian Evenson pour la science-fiction – et pour ses motifs les plus propices aux expérimentations langagières et philosophiques complexes – était manifeste. S'il était également essentiel pour lui de porter le fer et le feu dans les replis les plus sombres du fait religieux dévoyé (« Père des mensonges », 1998, ou « Inversion », 2006) ou de la pulsion sectaire à géométrie variable (« La confrérie des mutilés », 2002), et d'y trouver les éléments de base de sa propre grammaire de la cruauté (« Baby Leg », 2009), le contexte pré- ou post-apocalyptique et les figures de l'effondrement hantaient ainsi résolument son travail dès l'origine, ce dont témoigneront à leur tour d'autres nouvelles, dans les recueils « Contagion » (2000) ou « Fugue State » (2009, non traduit en français), notamment (et en ne tenant naturellement pas compte de sa somptueuse incursion dans une franchise science-fictive parmi les plus célèbres, avec « Alien : No Exit » en 2008, en attendant ses autres travaux de ce type, non traduits en français pour l'instant, du côté de « Dead Space » en 2010 et 2012).

« immobilité » (2012, et dont on parlera très prochainement sur ce blog) s'inscrit bien de plain-pied dans un décor post-apocalyptique, premier roman de l'auteur à s'afficher ainsi, après les nombreuses nouvelles évoquées ci-dessus, mais son ancrage géographique visible, dans l'Utah, et ses références omniprésentes, en pleine lumière ou plus secrètes, à l'Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (les Mormons, la communauté dans laquelle Brian Evenson fut inséré jusqu'à ce que son art l'en chasse), le rattachent plus directement aux écrits plus anciens de l'auteur. « L'Antre », publié en 2016, traduit en 2023 chez Quidam par l'excellent Stéphane Vanderhaeghe (lisez donc son fabuleux « P.R.O.T.O.CO.L. » sans attendre !), apparaît ainsi comme son premier roman intégralement de science-fiction – et de bien d'autres choses encore.

En-dehors de l'antre (cette superbe trouvaille pour rendre compte de la moite obscurité décatie qu'implique presque fatalement the warren), ça irradie sévère, bien des années après la catastrophe. Nul n'y survivrait – et encore – sans combinaison adaptée. de plus en plus rares, les survivants ont pris ici la forme de clones ou d'androïdes, téléchargeant au compte-gouttes leurs mémoires soumises à l'entropie informatique dans des corps de moins en moins idoines, lorsque le devoir les appelle. Ayant longtemps travaillé par paires, celui qui nous ouvre la narration de ces 100 pages, tout en densité poétique et conceptuelle, est maintenant et d'abord un solitaire, par manque de matériau. Tout flanche autour de lui, matériellement, corporellement et mémoriellement. « J'aurais bien des réponses possibles, mais quelle était la question ? » pourrait-il se susurrer à lui-même dans un nouveau moment de doute. « Et pourtant il faut bien vivre et avancer », doit pouvoir se dire cet ultra-moderne Sisyphe décati (vers lequel pointe joliment la couverture française, là où la couverture américaine évoquait peut-être davantage Prométhée, sachant que les deux mythes fusionnent ici aisément au bout d'un moment).

Frontières de l'humain et du machinique en conditions dégradées ? Loin des machines insurrectionnelles de la roboxploitation, et même de celles, si subtiles, d'un Dominique Lestel, ce sont ici les fidèles supplétifs jusqu'au-boutistes d'une humanité (au sens classique ou canonique du terme) disparue qui s'agitent sous nos yeux incrédules, d'un mouvement beaucoup plus beckettien que brownien (« En attendant Godot », et peut-être plus encore « Fin de partie », ne sont jamais bien loin). Pour un auteur qui n'a jamais caché son intérêt précoce pour Gilles Deleuze en général, et pour sa collaboration avec Félix Guattari dans « Capitalisme et schizophrénie » (« L'Anti-Oedipe » de 1972 et le « Mille plateaux » de 1980) en particulier, le passage au microscope (superbement défaillant) de personnalités multiples ainsi confinées (à beaucoup plus d'un seul titre) semble au fond aller de soi. On notera également qu'il n'est pas insensé, loin de là, pour celui qui est depuis 2011 l'un des traducteurs d'Antoine Volodine pour le public anglophone, de se pencher ainsi sur l'étrange continuum fictionnel et songeur qui relie la vie, la mort, la non-vie et la pas-tout-à-fait mort (comme le disait à sa belle manière joueuse, sur un tout autre terrain, le Miracle Max de « Princess Bride »).

En multipliant aussi savamment que discrètement les fausses inadvertances et les rusés pas de côté, en tirant tout le parti possible de cette concision minimaliste qu'il affectionne, Brian Evenson nous offre ici un extraordinaire questionnement en situation extrême sur l'identité individuelle et collective, sur le lien entre ce que nous sommes (ou pensons être) et ce que nous lisons et écrivons. Littérature intimement politique, questionnant encore et toujours davantage ce que peut nous faire le langage, « L'Antre » a tout d'un chef d'oeuvre de paradoxe en action.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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