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Citations sur Impasse Verlaine (75)

Vendredi a horreur des baisers, des accolades et des contacts plus ou
moins salissants qui forcent une mère à toucher ses enfants. Intègre, elle se
refuse à tous.
L’amour maternel s’exprime chez elle comme chez certaines espèces
animales qui laissent leur progéniture trouver elle-même un mode de survie.
Et elle a ses raisons. Elle refuse le rôle inepte que la nature tyrannique
impose aux femelles humaines parturientes. D’ailleurs, si elle se réfère à
son modèle, elle ne se souvient d’aucune embrassade. Mère-grand
accouchait et allaitait vaillamment. Après les six premiers mois, sa
sécheresse et sa maigreur recouvrées annonçaient l’autonomie imminente
des nouveau-nés. Des sœurs, des tantes langeaient les enfants et les
emmaillotaient avant de les déposer là où ils ne gênaient pas. Dès qu’ils
marchaient, ils accomplissaient leur part de travail en se faisant discrets.
Une créature vivante comprend vite que c’est son intérêt d’être nourrie le
plus possible et battue le moins possible. Vendredi connaît la loi de la
nature.
Pondeuse parmi les pondeuses dans ce village où l’on tricote des
chaussons et des layettes au point mousse, Vendredi est la mère qu’elle
peut. Les choses fragiles extirpées de son vagin grâce à la dextérité de
quelques chirurgiens et de braves sages-femmes ne cessent de pleurer. Elles
quémandent ce que Vendredi sait ne pas posséder. Elle ne comprend pas que
ses rejetons tardent autant à parler, à marcher, à s’occuper d’eux-mêmes
tout seuls. Il faut les nourrir, les langer, les laver, les dévêtir pour les vêtir
de nouveau ; une infinité de gestes qui s’étend sans répit sur la journée et
sur la nuit. Perplexe face à leur manque d’initiatives, il n’est pas rare qu’elle
leur inflige remontrances, punitions, pincements de cuisses, claques et
autres expressions farouches de désappointement.
Lasse et écœurée, elle supplie les voisines auvergnates. Quand elles ne
sont pas occupées avec leur propre portée, elles viennent avec des poudres
de lait et des bras prêts à choyer les chairs odorantes de Vendredi. Pour
éviter de laisser trop de bleus sur les cuisses de ses nourrissons, ma mère a
une solution : elle sort en fermant la porte à clé et s’éloigne jusqu’à ce
qu’elle n’entende plus ni les cris ni les pleurs.
Sur cette terre d’immigration où son nid est enclavé dans un monde de
bitume, dans cette ville où le pneu est érigé en idole absolue, Vendredi n’a
ni mère ni sœur ni cousine, elle est seule.
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Vendredi m’a donné de l’argent pour que je n’aie pas l’air pauvre devant
les autres. Elle déteste les pauvres, leur morve et leurs vêtements
superposés récupérés au Secours populaire, leur odeur de vie fanée, leur
visage, leurs dents cariées malgré les soins remboursés de la faculté
dentaire, leur teint brun qui rend plus blancs leurs globes oculaires. Elle a
horreur de ces gens-là et fait tout pour ne pas leur ressembler. Même dans la
salle d’attente de la faculté dentaire, dont l’œuvre de plomb explose une à
une toutes mes molaires. Même dans la queue du Secours populaire où il
faut regarder vers le plafond pour ne croiser aucun regard. Même chez
l’assistante sociale, où je parle à la place de maman, qui ne se salit jamais à
demander. Elle, elle n’est pas pauvre, elle, elle n’a pas assez d’argent,
nuance. Je froisse le billet que je regarde comme un trésor, je n’ai pas
l’habitude d’acheter, je n’ai besoin de rien. Je prends trois cartes postales et
dépense tout le reste pour mes professeurs et le conseiller d’éducation.
J’offre une rose rouge à M. Chastang, à Miss Wilson, à M. Moracchini et à
Mme Malterre.
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Je hais Vendredi quand les mutations successives du temps me rattachent
de plus en plus à la branche nord-africaine tandis que les autres
adolescentes s’élèvent vers la branche européenne ; quand leurs jambes
s’allongent, mes genoux se touchent, quand leurs seins s’arrondissent, les
miens s’alourdissent, quand leur taille s’affine, la mienne s’épaissit. Et
Vendredi se moque de la grosse taupe.
Je ne compte plus toutes ces blondes qui obtiennent sans le désirer et si
facilement tout ce que j’accepte de ne jamais obtenir ; je hais Vendredi,
quand je me demande ingénument pourquoi je ne suis pas elles.
Je hais Vendredi quand je deviens définitivement ce qui est prévu par
mon hérédité : petite et grosse. On aura beau dire ronde pour atténuer la
vérité de mes débordements, je suis la fille de ma mère. Mon carnet de
santé ne s’y trompe pas, l’infirmière scolaire a noté en rouge souligné deux
fois : surcharge pondérale, à surveiller. Je surveille. J’aurais pu me rappeler
les repas familiaux à base de pâtes, de flageolets, de frites, de semoule, de
sucre, de patates et de pain blanc ; j’accuse celle qui me précède dans
l’arbre généalogique. Vendredi est ma mère, je lui ressemble.
Je la hais.
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Plus le temps passe, plus Vendredi s’affranchit de l’éducation de sa
Folcoche personnelle. Elle se donne pour mission de décrasser le monde de
sa perfide saleté vivace, à commencer par sa maisonnée.
À son arrivée en France, la découverte des produits industriels a fait
d’elle la meilleure femme de ménage du village gaulois adossé à ses
volcans endormis ; en arrivant à la ville, elle abandonne son surnom global
acquis à la campagne, la Fatima, et se fait appeler Sonia pour exercer le
même métier. Elle use ses genoux, ses mains, son âme tout entière à
nettoyer la France. Moi je nettoie la France et ton père il la construit. Ce
qu’elle fait est plus important, aller sur les chantiers c’est salissant. On va
11 rue Henri-Barbusse nettoyer des bureaux où je lorgne sur une abondance
de papier et de mots. On va 2 bis rue Rouvier aider Mme Marquès et son
fils Philippe, hémiplégique, dans une maison de plain-pied où les rideaux
sont jaunes des gauloises que la mère et le fils fument de concert par
cartouches entières. À onze ans, le gamin a traversé une route en même
temps qu’une voiture, et depuis il vit avec sa mère et un fauteuil roulant.
Mme Marquès paie en liquide et à la semaine ; Vendredi ne vole pas son
pain car elle les fait rire et ne craint pas de nettoyer, raser, déplacer
l’homme obèse debout qui s’accroche à son bras. Fiable, précise, efficace,
partout sa dextérité et son caquet enchantent, et elle est récompensée ; tous
ses employeurs l’apprécient, elle me forme, et j’apprends moi aussi. Rue
Henri-Barbusse. Passer le balai. Passer la serpillière. Vider les corbeilles à
papier. Nettoyer dans les coins. Frotter les taches. Faire la poussière.
Ranger. Tasser. Disposer. Rue Rouvier. Asseoir Philippe. Passer le gant sous
tous les bourrelets. Badigeonner les escarres. Ne pas craindre les
excréments. Le pistolet pour uriner. Essuyer la salive. Allumer les
cigarettes. Raconter toutes sortes d’histoires. Faire rire. Donner du temps.
De la joie. Coiffer les cheveux collants, courts et gras. Retenir toute la
tristesse de cet enfer costumé en purgatoire.
Ma mère aime travailler avec un zèle qui ne cherche pas la
reconnaissance mais la satisfaction d’éradiquer un mal : la saleté. Un matin
où Vendredi est concierge remplaçante, la colonne à ordures résiste. Elle
tire de toutes ses forces sur la pique à l’odeur infernale pour faire descendre
les immondices ; ses forces ont raison des détritus mais aussi des tendons de
sa main qui sautent comme les cordes d’une guitare pourtant bien accordée.
C’est la fin des mains de Vendredi.
C’est l’accident du travail.
C’est le début des opérations, des ratages chirurgicaux qui transforment
les doigts de Vendredi en serres recroquevillées.
Même handicapée, elle travaille et m’éduque. Elle me fait l’article de sa
collection de produits dont elle sait la merveilleuse puissance et dont elle
maîtrise absolument l’usage. Implacable, perfectionniste, studieuse, elle
organise le ménage comme une campagne militaire. Dieu l’a prédit car tu es
poussière, et tu retourneras à la poussière. Croyante mais non pratiquante,
Vendredi a bien l’intention de gérer la poussière et de me convertir.
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À partir des années collège, les matins bourdonnent comme la veille
d’une revue militaire. On vérifie, on met au carré, au cube, on mesure,
abaisse, liquéfie, solidifie, range, pousse, cache, déguise, disqualifie toutes
les boucles et autres stigmates laissés par la colonisation arabe du
VIII siècle après Jésus-Christ sur le pourtour méditerranéen. On lutte, on
cravache, on peaufine, on tartine, crème Nivea, gel Vivelle Dop, ou patine,
tout pour arriver à cette question finale, absolue, essentielle, originelle :
c’est bon, j’ai pas une tête d’Arabe ?
Certains jours plus pessimistes ou plus réalistes, on lance : c’est bon, j’ai
pas trop une tête d’Arabe ?
Vendredi valide ma tignasse d’une claque derrière la tête ou d’une baffe
bien nette. La question obtient la même réponse tous les matins, mais je
veux croire que non.
On travaille sur tous les fronts : lentilles de contact – bleues,
évidemment –, teinture de cheveux – blonde, évidemment –, vêtements de
marque, signes extérieurs d’appartenance à un autre groupe social ; chez
mes compatriotes j’observe aussi minijupe, brushing, fond de teint
éclaircissant... Ne reste que l’harmonie des fronts et des joues recouverts
d’acné et d’onguents sirupeux.
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Sur le chemin des lamentations, je comprends que la fureur froide et
vindicative de Mère-grand s’est déposée sur un gène consentant que
Vendredi m’a transmis. Admirer sa mère, c’est donné à tout le monde, mais
admirer Vendredi, cela n’a été donné qu’à sa fille. Des années à penser que
je n’étais pas de son ventre, d’autres à espérer que l’on m’arrache à elle,
d’autres encore à m’agiter pour ne pas lui ressembler, et enfin je comprends
que Vendredi m’a faite à son image : je viens de son nombril. Que je le
veuille ou non, Vendredi sommeille en moi.
J’ai les cheveux de ma mère, les genoux de ma mère, les cuisses de ma
mère, les fesses de ma mère. Tout ce que je refuse et m’est étranger est moi.
La nature m’a désirée telle et cela devient mon scandale quotidien.
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À onze ans, j’ai une péritonite aiguë et je suis la petite fille la plus
chanceuse au monde.
L’infirmière blonde est d’une telle beauté que j’en tombe immédiatement
amoureuse : je veux la prendre pour épouse et pour mère, pour sœur et pour
père, pour chien, chat, lumière, eau et air. Je la veux pour moi et pour
l’éternité. J’ai mal mais je n’ose le lui avouer, j’ai peur de la décevoir par
mon manque de courage. L’endroit est magnifique : propre, clair, spacieux.
Les humains sourient, il n’y a pas de cris, hommes et femmes se déplacent
dans un frôlement de blouses en abandonnant un sourire à chaque passage.
Tous les gestes médicaux, si l’on excepte le doigté saugrenu du médecin, ne
sont que douceur, chantilly et poudre de fée. Je n’en reviens pas des
gentillesses qu’ils ont pour se parler. Je n’en reviens pas de cette soudaine
paix. Ces gens désirent me protéger de la douleur et du mal, ils désirent
s’occuper tendrement de moi.
Je veux vivre ici pour toujours.
Je veux vivre ici pour toujours.
Pendant que l’on m’ausculte, que l’on me fait passer des examens, je
cogite, cherche une idée, une rouerie pour finir ma vie dans ce lieu
magique. J’envisage les démarches nécessaires pour me faire adopter par
l’hôpital.
On ne me laisse plus marcher et ma douleur inquiète s’est tue, elle attend
la suite des événements. Allongée sur un lit roulant, je suis en sécurité.
Enfin, le paradis. Pas sous le pied de ma mère. Je ferme les yeux, je les
ouvre, les néons au plafond me semblent féeriques, tout m’émeut, tout est
nouveau, tout est bon.
J’ai une péritonite aiguë et je suis la petite fille la plus heureuse au
monde.
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C’est cet amour de sœur qui nous a sauvées de la folie.
Je voulais tout lui épargner : travaux ménagers, pleurs, douleurs, peurs...
Je me mettais à sa place à chaque fois qu’il le fallait. Je croyais en elle, en
sa pureté, je faisais tout pour la préserver et je m’en croyais capable. Très
vite, il faut lui apprendre à lire Flaubert et à réciter La Fontaine. Elle n’a
que six ans, mais je suis convaincue que tout ce qui est bon pour moi est
bon pour elle. Tout ce que je n’ai pas, il le lui faut. J’use de tous les
mensonges pour lui rendre la vie belle, je trafique les comptes familiaux,
moi l’expert-comptable en chef, la maîtresse des hiéroglyphes domestiques,
je fais autorité pour qu’elle ait des stylos Reynolds et des classeurs
Clairefontaine. Je force le destin pour qu’on lui achète des poupées Barbie
(je joue avec dans la plus grande clandestinité). Elle a un stylo-plume
Stypen, de l’encre Pelikan et une règle transparente avec des cœurs ; je
rachète mon enfance pour pas cher à travers la sienne et c’est un vrai régal.
Dans un OK Magazine dérobé à la bibliothèque de Croix-de-Neyrat,
j’admire le portrait des stars. Je suis sûre que petite sœur va en devenir une.
Je négocie l’achat d’un appareil photo jetable, je prépare un book pour les
journalistes, je consigne sa rareté et son excellence et je lui en fais porter le
poids comme le ferait la pire des mères méditerranéennes bipolaires.
Petite sœur enchante ma vie, elle est mon pays des Merveilles parce que
petite sœur est la preuve manifeste de l’existence d’Allah-Dieu-Jéhovah-
Zeus.
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Quand nous rentrons bronzés comme le pain d’épice au miel que ma
mère aime tant, il y a une petite sœur à la maison. Une exquise créature
avec deux bras, deux jambes et un minois si mignon que, dans l’instant, je
l’aime à la folie et pour l’éternité. Je crois qu’elle m’aime aussi. Voyant
mon attachement sincère à la petiote, qui, comme prévu, geint et chie toute
la journée, Vendredi me confie rapidement le dossier.
Ma petite sœur m’appelle donc maman. Je la nourris, l’habille, la coiffe,
je lui apprends à marcher, même si sa lenteur m’agace quand il faut
l’emmener en promenade. J’ai droit à des sorties, je suis la nounou, la
maman substitutive et de tous les dévoiements familiaux celui-ci est mon
préféré. Faire des tours de bâtiment, passer par la grosse pierre, devant le
parking, puis revenir devant la plaine de jeux. Être la mère de ma sœur
devient la vraie vie, l’aube d’un bonheur que j’adore.
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Je tente toutes les sorcelleries glanées ici et là dans les contes
mythologiques que je dévore pour mieux comprendre le sens de l’existence.
Je veux une sœur et je décide que ce sera la garantie de ma survie dans
l’impasse Verlaine. Grommelant de se retrouver dans ce sale état, Vendredi
ne trouve pas saugrenue ma sollicitude entêtée : je susurre des chansons,
j’écoute le moindre de ses mouvements et tente même de l’adoucir pour ne
pas effrayer la sœur espérée. Inquiète que la créature, voyant ce qui l’attend,
choisisse un sexe plus favorable à sa destinée, je singe la décontraction et le
bonheur absolu, me promettant de lui demander pardon à la naissance pour
mon hypocrisie.
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