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Critique de Ahenomartinusbarbus


« Car ils sont méchants, méchants, méchants ».

J'avais été déçu par L'Idiot il y a 20 ans de cela. Méfiance si vous sortez de Crime et Châtiment, comme c'était mon cas : ne vous attendez pas à une intrigue angoissante, serrée autour d'un noeud dramatique tendu à l'extrême. L'Idiot tient davantage d'une longue pièce de théâtre, entre Gogol et Tchekhov, avec parfois l'engluement cauchemardesque d'un futur Kafka. Les critiques littéraires de l'époque classaient le livre comme un roman clinique, non recommandable aux lettrés, mais conseillé de préférence aux médecins, aux physiologistes, aux philosophes – voir par ex. la préface de Freud avec à sa grille de lecture « tuer le père » et « onanisme » (ce même Freud qui reproche à Dostoïevski de s'être « limité à la vie psychique anormale » !).

Cela pourrait s'appeler « Orgueil et perversion » même si l'intrigue est assez difficile à résumer dans la mesure où des scènes paroxysmiques, passionnées ou loufoques se suivent sans réel fil rouge, sinon ce personnage de l'Idiot, particulièrement imperméable à toute définition, réceptacle et miroir de chaque époque, un peu comme le sera Tintin (Dostoïevski prétend lui-même que, s'il ne caractérise pas telle ou telle attitude de ses personnages, c'est parce qu'elle est aussi énigmatique pour lui que pour le lecteur) : un naïf christique d'une bonté à toute épreuve ? une âme d'enfant dans un corps d'homme ? un éternel d'adolescent, une pensée sans filtre, un adulte Asperger (ex. utilisation atypique du langage et maladresse physique lors de la scène du vase) ? Et ce charisme qu'il dégage comme à son insu, presque embarrassé, impuissant et passif séducteur, captivant ces femmes qui gravitent autour lui, comment le comprendre ? le fantasme d'un timide (d'un homosexuel refoulé nous expliquerait Freud) ? Il désarçonne et fait pitié mais Dostoïevski – en fier russe qui sait tourner en dérision les coups du sort – ne lui réserve pas un traitement pathétiquement triste comme le Hugo de L'Homme qui rit ou le Zola de L'Oeuvre. La fin est dure, mais le livre ne verse pas dans le pathos dramatique, malgré un dénouement aussi poignant que déroutant (cf. triangle amoureux morbide – encore du pain béni pour une analyse psy), dans un chapitre façon Crime et Châtiment et une sorte de préfiguration des dernières années de Nietzsche.

Quel visage mettre sur l'Idiot, quel acteur pourrait le jouer ? Je n'ai pas de réponse à cette question, tant le personnage du prince Mychkine est sans doute une sorte de concept philosophico-théologique dont notre auteur se sert pour aborder les thèmes qui le hantent, dont (mais pas que) celui de l'idiotie de l'amoureux qu'on observe du dehors, ou (et au fond c'est pareil) de l'idiotie de n'importe qui se trouve plongé dans un milieu auquel il n'appartient pas. Etrangement pourtant, m'est soudain venu à l'esprit Abraham Lincoln (sa notoriété précède de peu l'écriture du roman…) dont douceur et bon sens venaient à bout de n'importe qui, après que, passée les premiers étonnements, on ne finisse par succomber au désarçonnant charisme de ce profond humaniste.

Mais l'idiotie n'est qu'un thème parmi d'autre. Il y a aussi la perversion des hommes (pitoyable histoire de Marie au début du roman) ; l'abaissement revendiqué (« je suis bas ») ou quand faire l'aveu de sa faute est plus qu'une libération (« Je suis de ces êtres qui éprouvent à s'abaisser une volupté et même un sentiment d'orgueil ») avec cet intriguant Lébédev et son excellent et cauteleux « Au revoir, très-estimé prince ! A la sourdine... à la sourdine... et, ensemble. ». Il y a le fait que cette bassesse puisse cohabiter avec un sursaut d'orgueil ou même de la grandeur, illustré par ex. avec le test de la liasse au feu. On y trouve encore les minutes du condamné gracié ou du mourant en sursis : ici la lettre d'Hyppolyte est, pour moi, contrairement à d'autres avis, un plat de résistance à lui tout seul, rappelant par ex. Les Carnets du sous-sol et annonçant là encore Nietzsche (ex. Ecce Homo) sans compter le dégoût face à la platitude des masses, au mimétisme du troupeau – et puis tout de même, rien que ça, est-ce que ça n'est pas savoureux : « Explication nécessaire ! Épigraphe : Après moi le déluge ! ». Également le ridicule inflammable et effrontément révolutionnaire des humiliations bafouées (« Mais rappelez-vous que nous exigeons et ne quémandons pas. Nous exigeons ; nous ne quémandons pas !... », préfigurant les pages sombres du XXième siècle et qu'on retrouve encore chez certains de nos tribuns contemporains à la personne sacrée). Et puis quelques passages de burlesque pur et parfaitement gogoliens, dont j'avais oublié que notre auteur (pourtant celui du « Bourg de Stépantchikovo et sa population » ou du « Crocodile ») était capable : l'anthropophage de moines et l'opinion quant aux chemins de fer (qui illustre bouffonnement une réflexion tout à fait sérieuse), l'enfant qui a connu Napoléon et son « tu ne mentiras pas », le portefeuille (non-)volé, ou (dans une moindre mesure) la private joke du chevalier pauvre (qui m'évoque un cas personnel tout à fait similaire).

Les personnages sont mis en place en quelques traits sur les 100 premières pages avant que l'auteur ne les entrechoquent les uns contre les autres, comme des jouets, devenant le spectateur du drame sorti de son propre cerveau. Parmi ces protagonistes, la femme-concept chère à Dostoïevski qu'est la prostituée rédemptrice / bouc émissaire, ainsi que les 2 autres personnages féminins très bien campées que sont la générale (solide et pragmatique dans son sympathique bon sens « C'est à devenir folle ! ») et la jeune, naïve autant que sérieuse, impulsive, orgueilleuse, usante, impertinente, indécise et passionnée Aglaé, équivalent russe des anglaises Catherine des Hauts de Hurlevent (« Peut-on vous parler sérieusement, ne serait-ce qu'une fois dans votre vie ? dit Aglaé en éclatant de colère sans savoir pourquoi, mais sans pouvoir se maîtriser »). Bref, un grand et profond roman, sans le classicisme d'Anna Karénine (amour terrestre chez Tolstoï ; amour onirique chez Dostoïevski), mais aussi riche qu'il peut paraître décousu ou déconcertant à la première lecture.

A ce titre, je m'en rends compte que Dostoïevski est beaucoup plus russe que ne l'est Tolstoï. Les deux, psychologues à leur façon particulière, reportent ce qu'ils voient : Tolstoï essentiellement tourné vers l'observation du monde extérieur, tandis que Dostoïevski fouille son monde intérieur, ce qui occasionne une profondeur et une fièvre décuplées chez ce dernier, flirtant avec la folie. Tolstoï s'interroge en face d'une société qui change et auquel il s'intègre malgré tout, en homme issu de la noblesse et conscient de son rang. Dostoïevski est en constant mouvement dans un monde où aucune place ne semble lui convenir (« la beauté sauvera le monde » - parole d'idiot, d'amoureux bête, comme disent certains protagonistes - est à confronter à cette étonnante pensée « de quel intérêt est pour moi toute cette beauté quand, à chaque minute, à chaque seconde, je sais et je suis forcé de savoir que seul j'ai été traité en paria par la nature, alors que la petite mouche qui bourdonne autour de moi dans un rayon de soleil a elle-même sa place au banquet, la connaît et est heureuse ? » ; telle ou telle mouche se retrouvera plusieurs fois dans le roman). Bref : Tolstoï d'un classicisme occidental, sociable quoique plutôt ferme dans des opinions horizontales ; Dostoïevski asocial, cherchant à s'intégrer mais sans cesse en mouvement, se dupliquant d'une crise l'autre (ces mains qu'on claque nerveusement l'une contre l'autre) comme les cellules se divisent, les idées s'engendrent (façon poupées… russes), et se contredisent l'une l'autre, pétillements de l'imminente attaque d'épilepsie : Dostoïevski quant à lui, braque les projecteurs tout en bas ou les tourne vers le haut, sur les rapports de l'individu (slavophile) avec lui-même, et avec Dieu.
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