Toi là-bas, moi ici : Lili-Prune et Tarek

Tout à l'heure j'ai voulu aller chercher de l'eau dans l'un des puits foré depuis peu. Alep, ville gruyère. Et nous, rats, souris, nous grouillons dans tous les sens, pourtant de moins en moins nombreux. Nous creusons des galeries, nous creusons des puits, pendant que se creusent nos ventres et les traits sur nos visages.

De mon côté, bien que blessé par la souffrance de ma mère et de ma sœur, notre nouvelle destination me fait rêver. Six lettres. Fraternité. Renouveau. Amitié. Naissance. Citoyenneté. Ecole. FRANCE.

La route défile. Et avec elle les kilomètres qui nous séparent de la Syrie. D'Alep. De notre vie d'avant. Nous sommes entre deux terres, le cœur entre deux eaux. Entre ciel et terre ? Des "Syriens migrants". des étrangers de toute façon. Et puis, pour nous aussi tout est de plus en plus étranger. C'est dur. La sensation de ne pas appartenir à ce paysage qui défile. De ne pas avoir de place. C'est très dur.

C'est ça l'éternité ?
Être au milieu de nulle part. Sans espace-temps. Si nous devions disparaître, qui s'en soucierait ?

Les hélicoptères de la mort. je ne serai jamais pilote. Ni hélicoptère ni avion ni même rien de plus léger. mon rêve brisé, fragments éparpillés sur le sol d'Alep.

Combien de nos frères ont péri, là, au fond de ces eaux, malgré les gilets de sauvetage. La plupart d'entre nous ne savent pas nager. la majorité n'avait jamais vu la mer. Elle m'attire et me terrifie à la fois. Pour l'instant, elle me semble tellement noire et sans fond. je tremble de l'intérieur. Peut-être même que ça se voit. Des orteils jusqu'aux cheveux. Mais nous sommes tellement compressés que j'en doute.

La chance que j'ai eu ! La chance que j'ai ! Pas de guerre. Liberté. À quoi ça tient...
Ces gens qui fuient, comment vivaient-ils avant les conflits ? Et comment ils ont fait là-bas ? Est-ce qu'ils ont perdu des personnes qu'ils aimaient ? Leur maison ? Leur école ? Tout ça se bouscule dans ma tête. Je crois même que je parle tout haut car maman ouvre doucement la porte, l'air inquiet : "Lili-Prune, comment tu te sens ?