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Citations sur À fendre le coeur le plus dur (8)

A Tripoli, pour l’une des premières fois dans l’histoire, la présence des journalistes et des photographes s’inscrit dans un dispositif de contrôle des images parfaitement pensé, si bien qu’il m’a fallu admettre ce qu’il m’avait été d’abord impossible d’imaginer : cet alignement de pendus n’est pas censé symboliser le crime, encore moins le dénoncer, mais louer au contraire l’inaltérable sérénité de la justice, la tranquille rigueur de la civilisation face au bouillonnement désordonné et sanglant de la barbarie. Il ne s’agit pas d’établir une symétrie dans l’horreur, comme nous l’avions spontanément pensé – ou plutôt comme nous l’avions cru sans nous donner la peine de penser – mais de réaffirmer, aux yeux des lecteurs du Matin, dont la direction met alors un point d’honneur à se conformer aux souhaits de l’Etat-major italien, que l’ordre du monde repose sur une asymétrie indépassable, profondément rassurante, au sein de laquelle le bien et le mal sont séparés de telle sorte qu’ils ne peuvent jamais se refléter l’un l’autre.
Les Italiens venaient d’apprendre la nécessité de la communication.
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La pendaison inaugurale et celles qui l'ont suivie furent également photographiées par Chéreau, non pas de loin, d'une terrasse en surplomb de la ville, mais bien dans le giron des condamnés, depuis le cercle d'épouvante que trace l'aura de leur mort. Sur ces documents bouleversants, les corps et les visages ne sont plus abolis. Ils sont, au contraire, révélés de près, parfois en gros plan. Regardés de cette distance-là, dans une proximité qui les arrache à l'abstraction de la vue panoramique, ce sont déjà un peu plus des hommes. L'indéniable beauté qui se dégage d'eux - sa persistance miraculeuse - interrompt provisoirement en nous l'effroi que soulève leur condition, faute d'en être bien sûr le remède, la résolution. Si pour l'ordre colonial qui les anéantit les pendus ne sont pas et ne seront jamais tout à fait des hommes, voilà en effet que leur beauté, remarquée de Chéreau [...], les singularisent de nouveau, les affuble de cette parcelle d'humanité dont le gibet les avait dépossédés. C'est là une petite victoire politique, pour ces visages, à l'intérieur d'une défaite colossale.
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La propagande italienne, telle qu’elle s’élabore dans les images de Chérau, s’évertue à changer notre perception de la nature du conflit en Libye, plus encore qu’à adresser aux pays occidentaux une impression fallacieuse de triomphe, d’ordre imperturbable et de gouvernance sereine. Elle vise à faire oublier que l’Italie s’est aventurée dans une conquête coloniale à laquelle fut immanquablement opposée une guerre irrégulière, la multiplication d’actes de résistance et de guérilla, la constitution progressive d’un ennemi populaire total ; en lieu et place de cette guerre réelle, la fiction qu’elle était plutôt engagée dans une chasse aux assassins, aux criminels et aux vagabonds, sur un territoire qui lui revenait depuis toujours.
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Ainsi, malgré l'immense barbarie militarisée qu'ils répandent sur le monde, l'asservissement, la spoliation éhontés qu'ils sont en voie d'accomplir, les soldats sont-ils pour l'Occident qui les envoie et s'observe à travers eux les dépositaires de la civilisation, les représentants de l'humanité avancée. Cette violence inouïe dont ils usent est la nôtre. Nous la leur avons déléguée. Ils la déploient en notre nom, partout où la nouvelle de notre supériorité n'aurait pas été entendue, ils la déploient au nom des affinités, des croyances et des valeurs que nous avons en partage. Leurs souffrances sont pareillement les nôtres, leurs pertes et leurs blessures, qui peuvent nous atteindre au plus intime, emportant nos fils, nos appelés.
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Les photographies de Chérau sont à cet égard comme des documents inestimables attestant la naissance du droit, faisant des Libyens ses premiers sujets et de nous les spectateurs de son aurore historique.
Absentes à l'image presque fantomatiques, les batailles - la guerre en général - sont le moyen de parvenir au gibet, qui est la vérité de la colonisation, son être.
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La télévision, les réseaux sociaux ou certains titres de presse offrent régulièrement à notre fascination, c'est-à-dire à notre désir de jouissance, le spectacle d'horreur dont nous pouvons nous repaître en toute bonne conscience puisqu'il s'agit officiellement, non d'en jouir, mais de les dénoncer. Mais la littérature aurait-elle le privilège de pouvoir représenter le mal - ou pour nous exprimer en des termes moins immédiatement métaphysiques : l'obscénité et l'abjection - sans devenir elle-même obscène et abjecte ?
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Le secours de toutes ces photographies délaissées, y compris les plus touristiques d’entre elles, les plus banales et les plus innocentes, où nichent parfois les indices les plus riches, restituait en quelque sorte un peu mieux les pendus à leur condition historique, inscrivait leur épouvantable destin pénal dans une trame narrative plus vaste, un réseau de faits et de signes intelligible. Il n’y a pas de violence qui puisse s’abstraire de la structure politique et sociale dont elle n’est qu’un des moments, à défaut d’en être toujours l’aboutissement.
S’incliner devant cette espèce de trop-plein, d’excès d’éloquence de l’image terrible, qui ne ménage en son sein aucun espace à la parole, c’est oublier la nature, peut-être, de toute image, même la plus spectaculaire, même, justement, la plus parlante : elle n’est que la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède. Elle sert par sa présence à désigner ce qui est absent, à nous ouvrir à lui.
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Devant cet ensemble de photographies consacrées à la Libye du début du XXe siècle – parmi les plus anciennes à rendre compte d’un conflit armé dans le monde arabe – notre regard n’a longtemps pu s’attarder ni se souvenir d’autre chose que de ces corps inertes suspendus au gibet. L’effroi qui nous frappait les premières fois que nous consultions ces images pourtant si éloignées de nous dans l’espace et dans le temps, par leur facture même, cet effroi durable devant la mort, devant la pendaison, devant la pendaison en série, laissait peu de ressources affectives et imaginaires en nous pour que nous soyons en état de porter également notre attention sur le reste du reportage de Gaston Chérau.
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