De temps en temps, ses yeux se tournaient vers le ciel avec une reconnaissance passionnée.
Elle se croyait seule. Mais de l’autre côté de la porte vitrée qui servait de clôture à la cuisine, Étienne le Manchot, était agenouillé dans la poussière et regardait à travers les larmes qui lui emplissaient les yeux.
On eût dit que son âme passait dans son regard et s’élançait vers cette femme penchée au-dessus du front de Tanneguy endormi. Sa voix tremblante murmurait des paroles sans suite, parmi lesquelles revenait toujours un nom prononcé avec une tendre vénération :
– Geneviève ! Geneviève !
Le paysan breton ne croit pas aux exceptions : il voit l’orgueil brutal au lieu de la fierté, l’avarice marchande au lieu de la grandeur. La piété même du bourgeois lui semble hypocrisie. Le luxe qu’il admirait chez son seigneur, il le déteste chez le nouveau venu. Pour les paysans du bourg d'Orlan, le soi-disant comte Gabriel n’était pas seulement un prêtre parjure, il représentait encore la victoire détestée de l’argent sur la noblesse.
À tort ou à raison, le paysan breton abhorre la classe moyenne ; il ne connaît au-dessus de lui que le noble. Le parvenu vivant dans les villes lui est indifférent ; le parvenu qui achète les châteaux lui est odieux. Il voit là-dedans je ne sais quelle punition divine frappant toute la contrée ; il se regarde comme déchu par cela même, et le manoir usurpé par un bourgeois est, pour lui, un manoir maudit.
– Voici la cassure ! dit-il.
Privé qu’il était de ses deux mains, il fit avec le corps, avec le cou, avec la tête des efforts inutiles pour rapprocher de la table funèbre la pierre qu’il portait pendue sur sa poitrine.
– Veux-tu que je t’aide, Étienne, mon ami ? dit tout bas Olympe.
L’homme sans bras ne répliqua point encore ; il avait enfin réussi à prendre la pierre entre ses dents, il la rapprocha de l’angle brisé. La nécessité lui avait appris à remplacer tant bien que mal les membres qu’il avait perdus ; la pierre fut présentée avec une certaine adresse et, du premier coup, elle s’adapta si parfaitement à la cassure de la table que l’homme sans bras put lâcher prise sans la faire tomber. Elle se tenait ferme en son lieu, et c’est à peine si l’on apercevait une fente légère entre les deux granits évidemment homogènes.
L’homme sans bras se redressa : sa large poitrine s’emplit d’air, et au fier sourire qui éclaira soudain son visage on eût pu deviner qu’au temps où la main de Dieu ne s’était point encore appesantie sur lui, ç’avait été un homme beau et vaillant. Il jeta un regard de mépris sur les fragments de pierre amoncelés autour de lui, et sur les trois caisses apportées récemment par le commandeur.
– Je n’ai qu’une pierre, moi, dit-il en montrant sa joie d’enfant, mais c’est la bonne !
Il ajouta en la reprenant :
– C’est moi qui accomplirai la prophétie ! Pourvu qu’elle tombe de haut, la pierre est assez lourde pour écraser le malheur de Treguern !