Je n'ai jamais compris pourquoi on irait prendre un taureau par les cornes. C'est le bout le plus dangereux.
Nous retombons dans le silence. La première conversation adulte qu'un homme puisse avoir avec son fils est celle où il admet qu'il ignore ce qui est bon pour lui, et qu'il n'a qu'une idée dépassée de ce qui est mauvais. Je ne sais que dire.
"_ Je suis un optimiste, ai-je répliqué en éprouvant aussitôt le désespoir d'un exilé.
_ Votre optimisme vous incite-t-il à penser que nous finirons par être amis, vous et moi ?
Il a levé la tête à moitié pour me dévisager à travers ses lunettes à monture de métal. Je savais que le mot "ami" représentait pour lui le degré le plus élevé de la condition humaine auquel pouvait aspirer un homme de valeur, comme le Nirvana pour les hindous. Jamais de ma vie je n'ai eu aussi peu envie d'avoir des amis.
_ Non, ai-je dit sans détour.
_ Et pourquoi, selon vous ?
_ Parce que nous n'avons en commun que mon ex-femme. Et que vous finirez par vous croire autorisé à parler d'elle avec moi, ce qui me débecterait."
Les parents voient sans doute moins clairement ce qui ne va pas, ou ce qui va, chez leur propre enfant que le voisin, qui suit parfaitement, par l'échancrure du rideau, la vie que mène le gosse.
Ann boit une gorgée de quelque chose où tintent des glaçons. Ses goûts en matière de boissons ont changé depuis qu'elle est dans le Connecticut; elle est passée du bourbon (qu'elle préférait quand nous étions mariés) à la vodka-citron vert, qu'apparemment Charley O'Dell excelle à préparer. Dans l'ensemble, j'ai de plus en plus de mal à la suivre, c'est sans doute à cela que sert le divorce.
Il n'est jamais aisé de comprendre le choix de votre ex-épouse quand elle se remarie à moins que ce ne soit avec vous.
"_ Tu emmènes les enfants avec toi ?
_ Aux termes de notre divorce, rien ne s'y oppose.
_ Et eux, qu'en pensent-ils ?"
Je sentais à nouveau mon coeur cogner à la pensée des enfants. C'était certes une question sérieuse, une question qui s'impose des années au-delà du divorce lui-même : la question de savoir ce que les enfants pensent de leur père si leur mère se remarie. (Il est rare qu'il s'en sorte bien. Des livres ont été écrits sur ce sujet, et ils n'ont rien de drôle : le père est perçu soit comme un figurant à la tête ornée de cornes, soit comme un traître insensible qui a obligé maman à épouser un nouveau venu poilu dont l'attitude invariable à l'égard des gosses est faite d'ironie, de mépris mal déguisé et d'irritation. Dans les deux cas, l'insulte colle à la blessure.)
Tous autant que nous sommes, nous voudrions que les meilleures options nous restent ouvertes le plus longtemps possible; nous voudrions éviter de faire un choix trop évident, mais aussi de faire le mauvais choix comme le premier jobard venu. A lui tout seul, ce sujet d'angoisse fabrique un cruel double dilemme qui nous rend tous fous comme des rats de laboratoire.
Sans Ann et mes enfants à proximité, je me sentais aussi solitaire, accessoire et exposé qu'un gardien de phare en plein jour.
Rien ne vaut cinq semaines au contact d'une femme plus jeune que vous de vingt ans pour vous fourrer le nez dans le fait que vous disparaîtrez un jour, rendre d'un ennui pesant à vos yeux le concept de jeunesse et vous faire prendre tristement conscience de l'impossibilité permanente d'"être avec" une autre personne.