Le visage de nos colères

Se mettre en colère parce que le réel nous résiste, ce n’est pas simplement le nier et contrevenir au principe de réalité, c’est avoir raison de regretter son impuissance. La question difficile n’est pas de juger si elle est ou non douée de motifs ou de raisons, mais de savoir quelle forme lui donner, comment l’assumer et contre qui la charger.

Certes, il arrive que des dominants, si ce n’est des dictateurs ou des tyrans « jouent » la colère comme caprice – plus qu’ils ne la vivaient comme affect citoyen – et cette colère témoignait de la seule frustration de ne pas dominer ou contrôler une situation. Elle correspond à l’irritation de celles et de ceux qui voudraient maintenir un ordre inégal qui leur est favorable.

La notion même de frustration est une donnée de notre culture occidentale dont le contenu évolue avec nos sociétés. Comme le pensent les théories cognitives, ce qui provoque notre colère est moins un stimulus que notre évaluation de ce qui perturbe notre bien-être, voire nos buts et nos valeurs, tout comme notre éducation, notre culture, notre tempérament.

S’il est vrai que la fureur se traduit par une colère intense et parfois spectaculaire, il n’est pas vrai qu’elle soit grossière, comme si son déclenchement ne répondait pas à une logique sensible et intelligible, comme si celui qui s’emporte ne le faisait pas parce qu’il a été heurté dans ses convictions (concernant le juste, le bien ou le vrai), voire lorsque ses droits n’ont pas été respectés.

Si la haine et la colère sont de nature différente (une passion pour l’une, une émotion pour l’autre), des transmutations surviennent parfois. L’alchimie considérait qu’un corps vil pouvait s’anoblir, que le plomb pourrait devenir de l’or. Ici, ce serait le contraire : la noblesse de la colère peut muter dans la trivialité de la haine. Trop longtemps refoulé en soi ou trop durablement déconsidéré par l’autre, l’énervement se mue parfois en fureur.

Chaque individu détient l’intrigue de sa colère, son récit conscient ou inconscient, selon que cet affect est assumé ou non. Sa situation joue alors un rôle décisif dans la trajectoire et le destin d’un individu comme dans son engagement dans le monde.

La colère manquée n’est pas seulement le silence de la peur et de la soumission, de la sidération et du choc. Il est aussi des silences de lâcheté : se sentir coupable de rompre les bonnes manières ou des rapports faussement paisibles ; avoir honte de repousser ceux qui nous semblent fragiles mais qui nous saturent de leurs demandes ; craindre de blesser celui ou celle que l’on aime et qui dépasse nos limites ; redouter de surmonter le respect envers nos parents.

On le sait, les victimes d’abus psychique, physique ou sexuel ne parviennent pas à réagir, à prendre acte de l’agression, à partir et à repousser l’autre. On appelle cela le figement ou la sidération – mécanisme psychologique et physiologique par lequel on demeure incapable d’agir face à une attaque.

Le problème de Larry c’est qu’il ne veut être qu’un homme bon et sérieux, au point que, lorsqu’on lui demande de payer une dette pour une créance qu’il n’a pas, il règle la note. Larry est victime d’une illusion : il croit que se taire et demeurer tranquille suffit pour esquiver les épreuves. Or la sagesse est parfois un puissant anesthésiant de notre vitalité.

Dans la vie, une telle explosion vindicative nous vaudrait d’être traités de fous ou d’hystériques. Il est vrai que l’expression de la colère peut être violente ; elle impose à l’autre le silence, elle menace la relation puisque, généralement, après la colère vient le départ : on s’énerve et puis on se lève.