Les veines ouvertes de l'Amérique latine

De nos jours, la campagne uruguayenne offre le spectacle d'un désert : 500 familles monopolisent la moitié du territoire national et contrôlent les 3/4 du capital investi dans l'industrie et dans la banque (...). Ceux qui produisent la viande ont perdu le droit de la manger.

En cours de route, nous avons perdu jusqu'au droit de nous appeler Américains, bien que les Haïtiens et les Cubains soient apparus dans l'Histoire comme des peuples nouveaux un siècle avant que les émigrants du Mayflower aient atteint les côtes de Plymouth. Aujourd'hui, pour le monde entier, l'Amérique, cela signifie : les Etats-Unis. Nous habitons, nous, tout au plus, une sous-Amérique, une Amérique de seconde classe, à l'identité nébuleuse.

La résurrection de l'esclavage gréco-romain dans le Nouveau Monde eut des résultats miraculeux : il multiplia les navires, les usines, les chemins de fer et les banques de pays étrangers à l'origine et au destin des esclaves qui traversaient l'Atlantique. Entre le commencement du XVIe siècle et la fin du XIXe siècle, plusieurs millions d'Africains – on ne sait pas exactement combien – passèrent l'Océan ; ce que l'on sait c'est qu'ils furent beaucoup plus nombreux que les immigrants blancs européens, encore que, bien entendu, beaucoup moins aient survécu. Du Potomac au Rio de la Plata, les esclaves construisirent les maisons de leurs maîtres, déboisèrent, coupèrent et moulurent la canne à sucre, plantèrent du coton, cultivèrent du cacao, récoltèrent le café et le tabac, et explorèrent les lits des rivières à la recherche de l'or. Combien d'Hiroshima représentent ces exterminations successives ? Un planteur anglais de la Jamaïque affirmait : « Il est plus facile d'acheter des Noirs que de les élever. »

La prospérité amazonienne s’évanouit en fumée. La forêt se referma sur elle-même. Les chercheurs de fortune émigrèrent vers d’autres régions, la luxueuse colonie se désintégra. Demeurèrent, bien sûr, survivants à la grâce de Dieu, les travailleurs qui avaient été amenés de très loin et livrés au service de l’aventure étrangère.

Le Brésil disposait de la totalité ou presque des réserves mondiales de caoutchouc : les prix sur les marchés internationaux étaient à leur plus haut niveau et l’ère de prospérité paraissait ne jamais devoir finir. Les seringueiros n’en profitaient pas, assurément ; c’étaient pourtant eux qui, chaque matin, sortaient à l’aube de leurs cabanes …

La conquête sapa les bases de ces civilisations.l'implantation d'une économie minière eut des conséquences pires que le sang et le feu de la guerre.Les mines exigeaient de grands déplacements de populations et démembraient les communautés agricoles.:non seulement elles exterminaient quantité de vies par le travail forcé mais , indirectement,elles ruinaient le système collectif de culture .

La richesse de la terre engendre la pauvreté de l'homme.

L'histoire est un prophète au regard tourné vers l'arrière : à partir de ce qui a été et en opposition à ce qui a été, il annonce ce qui arrivera.

... cette offensive universelle remplit une fonction bien définie : elle se propose de justifier la très inégale répartition des revenus entre les pays et les classes sociales et de convaincre les pauvres que la pauvreté est le résultat de trop nombreuses naissances ; elle cherche à endiguer la fureur des masses en mouvement et en rébellion. Les contraceptifs intra-utérins rivalisent avec les bombes et la mitraille, dans le Sud-Est asiatique, pour stopper la natalité au Viêt-nam. En Amérique latine, il est plus hygiénique et plus efficace de tuer les guérilleros dans les utérus que dans les sierras ou dans les rues. Diverses missions nord-américaines ont stérilisé des milliers de femmes en Amazonie, bien que ce soit la zone habitable la plus déserte de la planète.

Les tueries de la misère en Amérique latine sont secrètes; chaque année, trois bombes comme celle d'Hiroshima explosent silencieusement au-dessus de ces peuples qui ont l'habitude de souffrir en serrant les dents.