Ce tome correspond au début d'une nouvelle série, indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2014/2015, écrits par
Eric Stephenson, dessinés et encrés par Simon Gaine, avec une mise en couleurs de
Jordie Bellaire.
Tabitha s'apprête à se suicider en s'élançant depuis le haut du toit d'un immeuble. Un individu se faisant appeler The Voice lui enjoint de ne pas le faire. Plus tard il vient la chercher dans sa chambre d'hôpital et l'enlève purement et simplement des mains du personnel soignant.
The Voice emmène Tabitha (à qui il attribue le surnom de Syd) dans une belle demeure. Il lui présente 8 autres jeunes adultes, tous portant un nom de code : Fagen, Wire, Runt, Blurgirl, Moon, Mysery Kid, Maise et Gruff. Ils forment une petite communauté, vivant dans une maison qu'ils se sont appropriée, volant comme bon leur semble, grâce à leurs capacités spéciales. Ils ne sont pas comme nous, ils sont différents.
Eric Stephenson est l'éditeur en chef d'Image Comics, mais aussi un scénariste à part entière (par exemple Nowhere Men). Avec cette série, il reprend un point de départ très classique dans les comics : des jeunes (ici plutôt 18-20 ans) disposent de capacités exceptionnelles et cherchent leur place dans la société. Néanmoins, cette série ne s'inscrit pas le registre des comics de superhéros : pas de costume, pas de supercriminel, pas de tort à redresser, pas d'organisation gouvernementale clandestine, pas de musculature délirante, pas de poitrine hypertrophiée. Certes, cette dizaine d'individus a adopté des noms de codes. The Voice explique qu'il s'agit d'une nécessité pour couper définitivement les ponts avec leurs parents, leurs familles, pour disparaître des registres de la société.
Tabitha/Syd se trouve embarquée sans consentement dans cette communauté aux coutumes étranges. Elle se trouve dans la position embarrassante de découvrir des individus ayant enduré des difficultés similaires aux siennes (personne ne comprend ce que c'est que d'être télépathe), mais suivant des règles immorales.
Eric Stephenson impressionne le lecteur en prenant un point de départ maintes fois utilisé dans les comics, et en le développant dans une nouvelle direction. À la fois ces individus sont incompris et rejetés par la société (oui, comme les mutants), à la fois il s'agit de jeunes adultes pour qui l'avenir devrait recéler de nombreuses promesses.
Pourtant il n'y a qu'à peine 2 combats, pas d'utilisation pyrotechnique de superpouvoir, pas de pulsion d'accomplir le bien au péril de sa vie. Il n'y a pas non plus de cynisme de façade ou de racolage pour capter l'attention du lecteur. le mode de fonctionnement de cette communauté repose sur des règles claires, avec un chef qui impose sa vision de la société. Il n'en profite pas pour abuser des autres membres, du moins pas de manière physique ou morale. Mais il leur impose bien un mode de vie, qui fait que le prix à payer pour pouvoir vivre sans crainte est assez élevé, dans un environnement bienveillant.
Le scénariste amalgame habilement la propension à la révolte des adolescents, avec la place que leur réserve la société des adultes. Non seulement, les différents ne sont pas compris par les adultes, incapables d'imaginer que leurs troubles proviennent de capacités exceptionnelles, mais en plus ils anticipent avec pertinence que si d'exception un adulte serait en mesure d'envisager leur capacité, son premier réflexe serait de voir comment en tirer parti, sur le dos du différent. La métaphore avec la situation de jeunes adultes dans la réalité est immédiate et pas forcément si biaisée que ça.
D'un premier abord, les dessins de
Simon Gane ne sont pas très agréables à l'oeil. Il faut un peu de temps pour comprendre pourquoi : il ajoute de courts traits fins et secs pour figurer une partie des textures (en particulier sur les vêtements, et dans une moindre mesure sur les visages). Cela donne une apparence un peu chargée et un peu cassante, pas très esthétique. Puis le lecteur constate que ce dessinateur évite aussi bien que le scénariste, tous les poncifs visuels des comics de superhéros. Effectivement tous les personnages ont une morphologie normale, sans muscle surnuméraire, sans courbes voluptueuses.
Dans un premier temps, l'introduction de 10 personnages que leurs capacités rendent différents intimide un peu le lecteur qui craint de ne pas tous les différencier (d'autant que 8 d'entre eux sont présentés sur la même page). En fait, cette crainte n'est pas fondée, car Gane leur donne des caractéristiques qui permettent de les identifier facilement, sans qu'ils n'aient l'apparence de phénomène de foire.
Les expressions des visages sont assez variées pour faire passer des émotions nuancées, mais parfois un peu répétitives (en particulier Syd qui a souvent la bouche entrouverte). La mise en scène dépasse le simple niveau fonctionnel, mais les scènes de dialogues comprennent quand même un quota élevé de cases occupées uniquement par le buste de l'individu en train de s'exprimer.
Simon Gaine se révèle être un costumier et chef décorateur très doué. Chaque personnage dispose de sa propre garde-robe, avec des vêtements ordinaires et crédibles, sans qu'ils soient passepartouts ou génériques. le scénario explique comment ces différents s'approvisionnent en vêtements, et le lecteur apprécie l'élégance des costumes de The Voice, ou encore la jupe et le chemisier de Maise.
Le dessinateur réalise des décors avec une forte personnalité. La première page permet d'observer le bâtiment fonctionnel en béton gris qui abrite la clinique où séjourne Tabitha. La façade et l'architecture de la demeure cooptée par The Voice en font un pavillon plein de charme. L'aménagement intérieur permet d'admirer un mobilier choisi avec soin et goût, ainsi que les tableaux accrochés aux murs. Gane passe également un temps certain à représenter les équipements présents dans une chambre d'hôpital.
Grâce aux qualités des dessins, le lecteur voient des personnages normaux et vivants, évoluer dans des endroits crédibles dont les détails viennent confirmer et enrichir la narration. La mise en couleurs est réalisée par la star montante en la matière (dans le courant des années 2010), à savoir
Jordie Bellaire. Elle utilise une approche naturaliste, utilisant des couleurs représentant réellement celles du monde décrit. Elle se restreint sur l'usage de l'infographie, n'ajoutant pas des textures ou des volumes à base de dégradés, à tirelarigot. Elle n'utilise ces nuances, et ces couleurs dominantes qu'à bon escient quand le scénario en fait ressentir le besoin. Elle se met donc entièrement au service des dessins, les couleurs servant également à mieux faire ressortir les surfaces, les unes par rapport aux autres.
Le lecteur referme ce tome, le sourire aux lèvres. Il a pu apprécier une histoire originale, avec des personnages attachants, évoluant des environnements clairement établis, avec une narration fluide. Il est aussi rassuré de constater qu'il existe des créateurs capables de présenter une vision personnelle sur un concept que l'on croyait usé jusqu'à la corde.
Eric Stephenson et
Simon Gane présentent des jeunes adultes disposant de capacités exceptionnelles qui les ont jusqu'alors surtout fait souffrir et mis à l'écart de la société. Une partie d'entre eux décide de prendre les choses en main, et de se constituer en société avec ses propres règles.
Toutefois, il n'y a pas de solution magique, ou d'avenir tout tracé. Cette nouvelle communauté dispose elle aussi de règles imposant des exigences vis-à-vis des individus qui la constituent. La nouvelle venue se pose à son tour des questions sur ce prix à payer, sur ce mode de fonctionnement, sur ce qu'elle souhaite.
Stephenson a réussi à insuffler une forme de réflexion sur le traumatisme que les jeunes adultes doivent subir pour trouver leur place dans la société, mais aussi sur la place que leur réserve les adultes.