il se disait à présent que les voyages, au bout du compte, ne servaient à rien, qu'on ne transportait avec soi jamais autre chose que soir-même, avec les mêmes problèmes, les mêmes imperfections et les mêmes angoisses, que le plus loin où l'on puisse se rendre à partir d'un point donné étant précisément, une fois accompli le tour de la planète, ce point, il valait mieux, tout bien considéré, ne pas en bouger, ce qui évitait d'avoir à y revenir.
C'est une des raisons pour lesquelles je n'écrirai rien. Aujourd'hui tout le monde est capable d'écrire un livre, les banquiers, les psychiatres, les militaires, les hommes politiques, les journalistes, les militants, les prêtres, les jardiniers, les cartomanciens, les gardiens de zoo, les professeurs, les dictateurs, les éditorialistes, les marins, les femmes au foyer, les directeurs d'entreprises, les responsables syndicaux, les danseurs, les terroristes repentis, les médecins, les chirurgiens, les malades, les anciens malades, les boulangers, les bouchers, les véganes, les escrocs, les prestidigitateurs, les sportifs, les chanteurs, les présentateurs télé, les stars du cinéma, les enfants de sportifs, de chanteurs, de présentateurs télé, de stars du cinéma absolument tout le monde. Même les romanciers et les poètes parfois, quoique de plus en plus rarement. Ne compte pas sur moi pour faire partie de cette horde assoiffée de mots couchés sur le papier. De plus cela demande du temps et ne rapporte pas d'argent, sauf exception. Pas assez en tout cas par rapport au temps passé à écrire. Pas question.
p.145.
Le dimanche à la maison par exemple : si j'ai du bricolage à faire et que je suis seul, je ne le fais pas. Je préfère rester dans mon fauteuil à regarder des conneries à la télévision. Mais si ma femme est là, le simple fait qu'elle soit à mes côtés m'encourage et me pousse à m'activer, même si elle ne sait rien faire de ses dix doigts. Mais sa présence m'est indispensable. Sans elle, je ne ferais rien. Sans toi, je ne serais jamais venu ici. Je serais resté à New York à me morfondre.
p.30.
Zuo Luo quant à lui, dont la spécialité, sur plusieurs champs d'action géographiquement délimités, tous situés dans le Centre et le Sud de la Chine, nétait d'aller secourir les jeunes femmes vendues en toute bonne foi et selon des pratiques multiséculaires par leurs familles à des maris qui les maltraitent, les violentaient et les revendaient à d'autres hommes qui faisaient de même et finissaient par les prostituer, tout ceci profitant au bout du compte aux mafias locales et aux autorités policières et judicaires qui, à coups de pots-de-vin, fermaient les yeux sur ce qui n'était ni plus ni moins qu'un traffic d'êtres humains,
p.23.
Ils roulaient depuis une demi-heure environ, loin des grands axes et des highways. De la même manière qu'il préférait les arrière-cours aux entrées principales, la pénombre à la lumière vive, les sentiers hasardeux aux chemins balisés, la solitude à la promiscuité, le silence aux paroles hâtives, la nature sauvage aux mégapoles urbaines, le secret à la transparence et, plus globalement, l'invisible au visible,
Il n’y avait pas de cendrier. Il se leva, mouilla le mégot, et le jeta dans la poubelle de la salle de bains. Ils sortirent.
Ils avançaient très lentement. L'avenue était vide, silencieuse, bordée de cubes nus et blafards, de stations-services désertes, de fast-foods fermés, écrasés de chaleur et de lumière blanche. Les bâtiments, les voitures, semblaient posés là comme des jouets abandonnés. Menfei pensait au début de The Walking Dead, Bec-de-canard à celui de Je suis une légende. Zuo Lo peut-être à un western. Puis les deux premiers abandonnèrent les films et séries postapocalyptiques et, sans se concerter, tous trois s'imaginèrent en un trio de héros plus ou moins redoutables, plus ou moins redoutés. Les trois cavaliers de l'Apocalypse, pensa Big Menfei, qui avait oublié qu'ils étaient quatre. Les trois mousquetaires, pensa Bec-de-canard, qui n'avait jamais su qu'ils étaient quatre. Le bon, la brute et le renard, pensa Zuo Lo, à qui il restait à répartir les deux rôles restants.
L'humain vit dans l'ignorante poussière du monde comme une bestiole à l'intérieur d'un pot.