Une maison vidée de ses occupants est un livre sans écriture, une histoire sans narrateur.
C'est la onzième nuit que tu passes seul sans tes parents, et cette nuit-là, plus qu'une autre, tu as vraiment compris qu'ils n'étaient plus de ce monde. Ce soir-là, tu as vu la réalité telle qu'elle est, sans te faire d'illusion. Tu n'es plus désormais qu'un orphelin qui vagabonde sans savoir où aller avec pour seul compagnon une valise vide qui t'escorte comme un fidèle parent.
Des fumées dérivées par les vents contraires jaillissaient des habitations, tu as vu des corps joncher le sol, tombés, foudroyés. Ta maison en pisé semblait muette, couvrant les corps des biens comme un linceul.
Tu aurais voulu crier le prénom de ton père, de ta mère et de ta grand-mère, tu n'eus pas ce courage. Ta tête ne dépassa pas les feuilles hautes. Tu n'y es pas allé, ton pied n'a jamais franchi la bordure de pierre du promontoire bâti par tes pères.
Regarder les choses revient à se regarder soi-même (p22)
Cet objet souvent oublié, rarement beau, est gardé par devoir, par respect pour les ancêtres. Il n'est en réalité qu'objet de deuil. Les élèves ne peuvent s' empêcher de le toucher, de le scruter dans ses moindres plis comme s'il allait exaucer un voeu, produire un miracle. (p.31)
C’était la saison sèche, le lacis tortueux et caillouteux semblait sans fin. Tu suçais des cailloux, histoire d’avoir quelque chose en bouche. Chaque matin, un même miracle se produisait, des gouttes d’eau recouvraient le couvercle de ta valise, tu te faufilais habilement à l’extérieur en l’ouvrant doucement et léchais en large et en travers le couvercle. Tu passais d’un angle à l’autre, avide, insatiable, veillant à plaquer ta chemise contre ton estomac pour ne pas en perdre une goutte. Recueillir l’eau sur son couvercle te l’a rendue encore plus maternelle : elle te donnait à boire chaque jour à heure fixe comme si c’était son devoir de le faire, un minimum vital pour ne pas te perdre, toi qui n’avançais plus qu’en titubant, écrasé par la fatigue et le désespoir. Vous étiez deux sur ce chemin. Seul, tu n’aurais pas survécu.
Tu es resté plus de trois nuits à cet endroit où le chemin s'efface...
Ce que tu ignorais, c'est qu'aucun œil familier ne pouvait plus te voir. Leurs corps avaient été empilés non loin des caféiers du village, une fosse barrait le sol comme une cicatrice profonde faite à la terre.
Regarder les choses revient à se regarder soi-même.
Suzanne devint muette ce jour-là, la colère et la frustration étaient trop fortes. Aucun son ne pouvait plus sortir de sa bouche. Les mots étaient une forme de légèreté qu'elle semblait avoir perdue à jamais.
Ta survie ne dépendait plus que d’elle, elle était ton toit, tes murs et ton plancher.