Après avoir été partiellement traduite dans les années 40 aux éditions Julliard, il aura fallu attendre la fin de l'année 2013 pour qu'une maison d'édition française prenne enfin l'initiative d'exhumer de ses cendre l'oeuvre de Stella Gibbons avec la publication aux éditions Héloïse d'Ormesson du roman « Nightingale Wood » sous le titre français «
le Bois du Rossignol ».
Née à Londres en 1902, la romancière et poétesse anglaise est pourtant à l'origine d'une oeuvre prolifique (plus d'une vingtaine de romans, plusieurs recueils de poésie et différentes nouvelles… entre autres !) et connut le succès dès 1932 avec la parution de son premier roman Cold Comfort Farm, lauréat du prix Fémina Etranger (une sacrée ironie du sort quand on voit comment l'auteure a par la suite été si peu traduite en France !).
A l'heure où les réécritures de contes ont le vent en poupe, Stella Gibbons ferait presque figure de pionnière dans la matière avec ce récit paru en 1938. Mais derrière l'apparente homologie de forme, la romancière tire rapidement son épingle du jeu, déclinant une intrigue particulièrement soignée et qui conjugue avec brio sens du divertissement et féroce peinture sociale.
Dans cette version (très) librement revisitée du conte de « Cendrillon », Viola tient donc le rôle de la princesse romantique méprisée par sa belle-famille, qui rêve que Victor (le prince charmant local dont toute la gente féminine se dispute les faveurs) vienne la sauver d'une vie mortellement ennuyeuse. Comme dans tout conte qui se respecte, les personnages devront faire face à moult péripéties et composer avec des éléments perturbateurs qui ne manqueront pas de venir contrarier leurs projets. Mais ici, le principal obstacle à leur bonheur, ce sont avant tout les barrières sociales et le poids des conventions qui imprègnent la société anglaise du début du XXème siècle, ainsi que la peur de chacun de s'en affranchir.
Si pour étayer sa démonstration, Stella Gibbons s'appuie sur une mise en scène de départ on ne peut plus caricaturale et sans grande subtilité apparente, l'angle d'attaque utilisé par la suite permet d'en dégager rapidement l'intention narrative sous-jacente. Etoffant ses personnages au fil des pages, la romancière leur confère peu à peu une réelle profondeur psychologique et, aussi antipathiques que certains puissent paraître, le lecteur se passionne rapidement pour leurs histoires et leurs déboires respectifs. Sans jamais se départir de son ton plein d'esprit, Stella Gibbons multiplie les observations acides ainsi que les petites phrases qui font mouche. En filigrane du ressort purement comique, elle ne tarde pas à mettre ainsi en place les fondations d'une véritable satire sociale, aussi grinçante que parfaitement orchestrée. Au-delà du prétexte du simple pastiche de conte, l'écrivain pointe peu à peu du doigt les travers d'une société hypocrite, cloisonnée et figée dans ses principes, et au sein de laquelle la hiérarchie sociale et les relents moralisateurs paralysent tous les élans.
Snobisme invétéré au risque de vivre et finir sa vie dans la solitude, coeur qui balance entre
raison et sentiments, volonté de s'élever par tous les moyens sur l'échelle sociale ou au contraire désir de s'émanciper quitte à renoncer à ses privilèges,… Stella Gibbons déploie une palette de personnages issus de milieux sociaux divers et aux aspirations éclectiques. A partir de leurs trajectoires disparates et de leurs chassés-croisés incessants, l'auteure créée ainsi un véritable microcosme représentatif de la société de l'époque dont elle s'attèle à décortiquer les travers. Dénonçant le snobisme d'un monde corrompu par l'argent et où la valeur de l'individu est proportionnelle à son compte en banque, elle déplore l'hypocrisie ambiante, la vulgarité camouflée et la fausseté de toute une époque, tout en égratignant au passage la médisance populaire et les colporteurs de ragots.
Volontiers comparée à
Jane Austen pour la causticité de sa plume et sa propension à égratigner la société de son temps, Stella Gibbons se démarque pourtant par son humour plus grinçant et un registre plus âpre et décomplexé. S'inscrivant dans une époque plus contemporaine et donc plus proche de la nôtre, «
le bois du rossignol » exploite ainsi des thématiques plus variées et dans une liberté de ton sans commune mesure avec celle d'Austen. Si on retrouve certaines thématiques archi-rebattues comme celle du mariage, de l'argent ou des conventions sociales, d'autres sujets, quant à eux plus inattendus et davantage dans l'air du temps, viennent s'y greffer, tels que la sexualité ou l'émancipation de la femme, le tout dans un ton définitivement plus corrosif.
A travers ce roman, Stella Gibbons laisse par ailleurs entrevoir une véritable griffe littéraire. Aussi proche de son lecteur que de ses personnages, sa narration est aussi intimiste et pénétrante qu'entièrement dévouée au service de son récit. Interpelant le lecteur à de multiples reprises, l'auteure établie avec lui un vrai lien de complicité dans un souci constant de l'impliquer dans les moindres détails de son intrigue et de maintenir intacte toute son attention.
Stylistiquement irréprochable, cette construction audacieuse cultivant aussi bien le développement des personnages que la proximité avec le lecteur contribue à créer une atmosphère pénétrante dont on a toutes les peines à s'extraire. Avec sa plume caustique à souhait, doublée d'un style accrocheur, percutant et parfaitement limpide, Stella Gibbons insuffle à l'ensemble un rythme d'une redoutable efficacité. Reprenant les codes et l'architecture propres au genre du conte de fées et poussant le comique jusque dans le choix des noms de famille des personnages (« Wither » et « Spring », parfaitement révélateurs des portraits psychologiques des deux familles.), l'auteure fait progresser ses différentes lignes scénaristiques en parallèle, sans jamais que la narration ne s'essouffle. Si elle se laisse parfois aller à utiliser de grosses ficelles narratives, l'intérêt du lecteur reste intact jusqu'au dénouement final, venant clôturer en apothéose ce véritable bijou de la littérature anglaise ! Un vrai coup de coeur !
A souligner pour terminer la remarquable traduction de
Philippe Giraudon, permettant au lecteur de pleinement apprécier l'écriture de Stella Gibbons, dans toute sa finesse et sa corrosivité ! Un délice !
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Avec «
le bois du rossignol », Stella Gibbons embrasse pleinement le parti-pris du détournement assumé et de la parodie en bonne et due forme du conte de fées, au profit d'une étude féroce et mordante de la nature humaine et de la société anglaise du début du XXème siècle. Mais quoique reposant à première vue sur des personnages stéréotypés à l'extrême, l'intrigue déployée par la romancière n'en repose pas moins sur des ressorts comiques non dénués de subtilité.
L'écriture de l'auteure, redoublant de malice et corrosive à souhait, est ici pleinement au service de son sujet, et la romancière semble s'en donner à coeur-joie quand il s'agit d'égratigner la société anglaise de l'époque. Au décours d'une intrigue aux multiples lignes scénaristiques parfaitement maîtrisée et d'une redoutable efficacité, elle emporte son lecteur de la première à la dernière ligne.
Drôle, mordant, tendre, émouvant et toujours plein d'esprit, «
le Bois du rossignol » est un roman magistral qui nous emporte dans un tourbillon d'émotions et que l'on referme avec regrets.
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