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Critique de berni_29


Je suis entré par la porte étroite de ce récit, guidé par la très belle écriture d'André Gide. Ce texte court, - moins de deux cents pages, dont on devine une dimension autobiographique, nous fait rencontrer quelques jeunes personnages, encore adolescents.
Dans ce texte à la construction insolite, fragile comme un édifice prêt à se rompre, André Gide nous convie dans ce milieu austère d'une famille bourgeoise et protestante de la province du début du vingtième siècle.
Suite au décès de son père, le narrateur Jérôme s'éloigne de Paris avec sa mère pour rejoindre le domaine de Fongueusemare, tout près du Havre le temps des vacances. Là il se lie d'amitié avec son cousin Robert, ainsi que les deux soeurs de ce dernier, Alissa et sa cadette Juliette.
Pourtant c'est le temps d'une jeunesse presque insouciante que nous abordons tout d'abord.
Le bonheur est là comme une joie pure qui vient donner de la lumière aux personnages. Les enfants grandissent et peu à peu, comme on peut le deviner aisément, l'amitié se transforme en amour, emportant Jérôme et Alissa dans un jeu sentimental certes plus platonique que sensuel, mais dont les tours et les détours laissent venir à eux des gestes épris de bonheur et de vertige. La nature est riante autour de ces jeunes amants en devenir et ressemble à ce jardin parsemé d'arbres et de fleurs dans lequel on entre par une petite porte dérobée...
La porte étroite s'ouvre sur cet air bucolique. Alissa et Jérôme ont appris à tout partager, ils ont ce don en eux pour effleurer les mêmes instants, les mêmes paysages, les mêmes objets, ce piano au milieu du salon, une promenade dans le jardin, un coin d'azur, des livres qui parlent eux aussi de bonheur, d'histoires d'amour, de légèreté...
Mais le jardin est un lieu fermé, c'est une histoire qui se tisse peu à peu entre les personnages comme un huis-clos... C'est un amour tendre, sans doute encore fragile, prêt à s'effriter dans l'entrelacement des mots.
La joie d'aimer est vite abîmée par une ombre dont on ne soupçonne pas le dessein qui la porte, dont on ne comprend pas tout de suite le sens qui l'anime.
Un triangle amoureux complexe se déploie comme un chassé-croisé peuplé d'élans et de malentendus. Jérôme et Alissa s'aiment, mais Juliette aime aussi Jérôme, alors Alissa est prête à renoncer à l'amour de Jérôme, à se sacrifier pour faire le bonheur de sa soeur qui est déjà promise à un homme qu'elle ne désire pas, un homme rustre qui possède des terres agricoles dans le sud de la France.
Est-ce alors que les choses ne furent plus pareilles, plus comme avant ?
Une vertu indicible, son exaltation tout aussi sincère que spontanée, viennent effacer cette joie pure qui ne demandait qu'à pousser cette porte étroite, l'ouvrir grande sur un jardin prêt à s'embraser d'odeurs et de couleurs.
Alissa change alors, à moins que ce ne soit le monde autour d'elle qui change à ses yeux, à moins que ce soit son regard sur ce monde... Elle change dans la tranquillité des jours, c'est presque imperceptible. C'est comme un ciel qui bouge dans la couleur pâle des nuages. Jérôme la voit s'éloigner, tant en demeurant dans une sorte d'illusion...
L'écriture d'André Gide dit cela avec délicatesse, justesse, douceur...
Alissa repousse les fiançailles. Elle devient cette Arlésienne drapée d'une foi devenue inébranlable. Jérôme cherche à tendre vers cet idéal de vertu qui porte Alissa, mais ce n'est qu'un chemin pour rejoindre celle qu'il aime et qui l'aime cependant, ce n'est qu'un chemin, tandis qu'Alissa se consume déjà ailleurs, plus loin, plus haut peut-être...
Je me suis tenu dans le retrait de cette porte étroite, qui bat dans le vent, ce vent qui ballote les personnages, les effleure, finit par les tourmenter.
Je n'ai pas vu les choses venir, tout comme Jérôme peut-être. Les hommes sont-ils absents de cet indicible mouvement des femmes en elles ? Je pensais que l'amour d'Alissa cherchait à se nourrir d'un idéal terrestre, le bonheur d'ici-bas, les choses simples et ordinaires de la vie qu'un coeur qui bat pour l'autre peut transcender. Je voyais rire ce jardin en eux, avec ses fleurs, ses abeilles, ses rouges-gorges, ses gorges pleines de rires...
Dans ces pages cruelles où j'étais seul à commencer à voir ce qui se passait, - quand je dis seul je veux dire par là que ma complicité tissée avec le narrateur qu'est Jérôme ne servait plus à grand-chose, je voyais un fossé commencer à se creuser entre les deux amants... Peut-être faisait-il semblant de ne rien voir... ?
J'étais seul à voir ce qui se passait, mais je ne comprenais pas ce qui se passait. Comment tant de tendresse et de complicité pouvaient-elles brusquement être menacées ? Et par quoi d'ailleurs ?
André Gide me laisse pantois avec cette chose inexplicable, incompréhensible aux yeux de l'homme aimant et mécréant que je suis, aimant la vie, les jardins, les fleurs, les gourmandises, les tangages, l'ivresse insoupçonnée qui gît dans l'étonnement de chaque jour, chaque rencontre...
Car c'est pour Alissa peu à peu le renoncement à un bonheur qui lui ferait brusquement peur, ferait pâle figure à côté du rêve qui l'anime, le refus d'un bonheur facile qui viendrait altérer la pureté de l'âme. Elle préfère une vie d'ascétisme religieux aux plaisirs charnels. Pourtant elle n'a jamais cessé d'aimer Jérôme.
J'ai entrevu ici une lutte entre deux forces qui semblent s'opposer : l'amour et la vertu, comme si ces deux versants étaient séparés par un gouffre abyssal et ne devaient jamais se rejoindre...
J'ai vu dans ces pages un récit amer et désabusé.
Le coeur de Jérôme qui bat pour Alissa devient peuplé de chimères.
Elles emplissent le lecteur que je suis d'un sentiment de tristesse et de révolte.
L'abnégation, - l'idéal d'abnégation nourri d'une foi dont on ne sait d'où elle vient, serait-elle donc la seule cause qui rendrait impossible cet amour, du moins dans son expression charnelle ? Quel gâchis ! ai-je alors pensé. Mais qui étais-je pour juger d'un tel amour ? Sauf que je voyais Jérôme souffrir. Sauf qu'Alissa se perdait elle aussi dans cette manière de se consumer tout doucement...
Où poser ma tristesse, mon incompréhension, mon indignation ? À quel endroit ? Ici, peut-être ce soir, dans ces quelques lignes à partager avec vous...
André Gide dit cela avec tant de mots beaux et fragiles, dans une forme narrative mêlant les confidences de Jérôme au journal d'Alissa et aux lettres qu'ils s'écrivent, rendant le texte d'une proximité incroyable. Je laisse entrouverte la porte étroite de ce livre pour que vous puissiez un jour y venir à votre tour.
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