Citations sur Le Noël du commissaire Ricciardi (14)
Une dernière sortie sur cette mer froide qui ressemble à une table de verre noir, comprimée par un ciel aussi lourd que du marbre.
Une dernière sortie pour défier le temps, pour arracher à l'eau un souffle de vie. Aux heures où le jour se bat avec la nuit, quand les lumières tremblotent dans l'air immobile et que les mains gelées n'ont plus de prise sur les cordages et sur les rames.
Une dernière sortie, plus brève et donc plus désespérée, avec des gestes fébriles rendus frénétiques par le temps et la nécessité.
Une seule possibilité, courir d'un bout à l'autre de l'embarcation pour être sûrs qu'il n'y a pas de noeuds dans le filet, que sous la surface noire les mailles ne s'entortillent pas pour se capturer elles-mêmes, et qu'on ne va pas s'épuiser à remonter une masse de cordes et d'algues, après s'être donné tant de mal.
Une seule sortie, deux fois plus rapide que d'habitude, pour chercher du frais à rapporter dans les paniers de jonc qu'on mettra sous les yeux de ceux dont l'unique préoccupation est d'avoir à préparer le repas de Noël.
Une dernière sortie, avec les articulations douloureuses qui nous laisseront sur une chaise à cinquante ans ou à peine plus, perclus de douleurs, à regarder les jeunes qui finiront comme nous. Une seule sortie dans l'aube glaciale du jour qui précède la veille de Noël, si différent des autres.
Rêvant de tirer un filet plein de petite friture et de calamars, d'ombrines à bouche d'or et de mendoles au ventre argenté, de homards et d'anguilles de mer. Les voir remplir le fond de la barque et les sentir frétiller autour de nos pieds, leur vie contre la nôtre et celle de nos enfants.
Une dernière sortie, vie contre vie pour gagner quatre sous.
Et pour un nouveau Noël.
En suivant Ricciardi, Maione exhalait de la vapeur, comme une petite locomotive.
"Vous avez tout à fait raison, commissaire. On peut voler la vie de quelqu'un, ses rêves et ses espérances. Le plus grand crime c'est celui-là : le vol de l'espérance."
Au fond pensa-t-il, cette ville n’est qu’une immense crèche que l’amour, la faim, la haine et les rancœurs font vibrer, qui se protège du mieux qu’elle peut de la chaleur et du froid et réfléchit à la manière d’améliorer sa triste condition. Une crèche dans laquelle les bergers sont prêts à tout.
Ricciardi pensait aux morts. Il pensait que Noël ou pas Noël, fête ou pas fête, fraternité ou pas fraternité, quelqu’un mourait toujours et qu’il lui revenait, à lui, de voir le sang et ses ravages.
(Attention, risque de révélations pour les lecteurs qui ne connaissent pas encore cette série)
Il avait pensé qu’il n’aimait pas Livia, mais il n’était plus très sûr de lui. Son infirmité face aux sentiments, son manque d’expérience le faisaient douter. Il se sentait gratifié par l’admiration que les hommes vouaient à cette femme exotique et féline ; il aimait son parfum épicé qui avait quelque chose de sauvage ; c’était elle qui était instinctivement venue le chercher, lorsque la solitude, la fièvre et la douleur lui étaient devenues insupportables au cours d’une nuit pluvieuse de novembre. Mais était-ce ça, l’amour ? se demanda Ricciardi.
Et puis il y avait Enrica, bien sûr. Ses gestes calmes, l’étincelle de gaieté derrière ses lunettes cerclées d’écaille. L’émotion qu’il ressentait à la voir, la sérénité qu’elle lui apportait lorsqu’ils se retrouvaient le soir, derrière leurs fenêtres, la peine profonde que lui causaient ses persiennes closes depuis plusieurs jours. Est-ce que ce n’était pas plutôt ça, l’amour ? (p. 229)
... les vendeurs de macaronari rivalisaient avec les bassines d'huile de friture destinées aux pizzas et aux panzarotti, chaussons et croquettes de pommes de terre, que l'on avalait en pestant contre les brûlures qu'ils infligeaient aux lèvres.
Les porteuses d'eau recommencèrent à déambuler, leur jarre posée en équilibre sur la tête, sur un mouchoir savamment plié pour former un coussinet, proposant le liquide aux saveurs ferrugineuses des sources du Chiamatome; les kiosques contre-attaquaient avec leurs limonade a cosce aperte, qu'il était prudent de boire les jambes écartées, à cause de la mousse qui jaillissait du verre sous l'effet de la pincée de bicarbonate ajoutée au dernier moment.
Noël est froid.
Le vent hurle dans les rues des nouveaux quartiers, et, dans les baraques où on s’abrite, on se serre les uns contre les autres pour trouver un peu de chaleur. En tendant l'oreille, on entend pleurer un enfant, mais les plaintes sont de plus en plus faibles, à cause du froid et de la faim. Sait-on qui passera l'hiver, et qui, en janvier, respirera encore ?
Noël est une émotion.
L'attente de quelque chose de nouveau, finalement.
Ou seulement du retour, dans des trains bondés et malodorants, d'êtres autrefois aimés, chargés de valises en carton soigneusement ficelées, qui sont partis travailler ailleurs et semblent d'autres personnes au moment des retrouvailles.
« Le jour où je ne me désolerai plus de voir un enfant si jeune, mort et jeté comme un vieux vêtement ; le jour où cela ne me touchera plus de penser qu’à sept ou huit ans, on peut mourir de faim ou, dans le cas de ce gamin, en être réduit à manger des boulettes empoisonnées ; le jour où je ne chercherai plus à comprendre pourquoi un enfant erre tout seul, pieds nus, la nuit et sous la pluie ; le jour où il me semblera normal de trouver un cadavre assis sur une marche d’escalier, à l’aube, juste veillé par une chien, ce jour-là, je vous le jure, mon père, j’arrêterai de faire ce métier et je retournerai au pays. »
Le Gambrinus était le seul endroit où Ricciardi aimait être : les allées venues des clients, dont le profil changeait selon l’heure, duraient toute la journée et offraient un bel échantillon d’humanité. Les stucs et les fresques Liberty, les lumières tamisées, les garçons discrets. Un parfum suranné d’ancienne capitale qui a perdu son lustre.
Les fauteuils de velours rouge étaient confortables, la musique provenant du piano à queue placé au centre de la salle était excellente, et la sfogliatella, sublime : il n’en avait pas fallu davantage au commissaire pour élever le café historique au rang d’annexe de son bureau et de salle à manger.
Il y venait depuis des années, et aucun des serveurs habitués à le voir assis à l’écart devant cette petite table d’angle ne s’était jamais autorisé à lui adresser le moindre signe ou geste familier ; Ricciardi appréciait plus que tout la discrétion, qualité presque partout disparue, et quasiment invisible dans cette ville. (p. 154-155)