C'était celui de sa jeunesse, celui sur lequel elle avait connu Pierre. Mina posa la galette sur le plateau du phono. Elle remonta le mécanisme et déploya le bras pour lancer la musique. L'aiguille grésilla quelques secondes, puis la voix s'éleva dans le silence pesant du salon.
J'ai tant pleuré pour toi
Tant prié, sans t'attendrir, méchante !
J'ai passé tant de jours, tant de nuits à ne songer qu'à toi !
J'ai tout au fond de moi
Dû cacher tant de larmes brulantes
Que j'ai laissé mon cœur à tant souffrir pour toi !
La disparition de Nat, c’était plus qu’une page de sa vie qui se tournait, c’était un peu de sa jeunesse qui foutait définitivement le camp. À son âge, ce genre de situation était toujours plus difficile à vivre.
Nat avait poursuivi sa carrière de chanteuse, cultivant à dessein sa ressemblance avec Marilyn Monroe, la défunte star hollywoodienne. Ils ne manquaient jamais de se téléphoner deux fois l’an pour leurs anniversaires respectifs. Jacques s’était remarié quelque temps après avec Béatrice, une secrétaire du bureau d’études des Mureaux, mettant un point final à cet épisode américain. Auprès de cette femme douce et d’un naturel placide, Jacques avait connu des années d’un bonheur paisible jusqu’à ce que la maladie du siècle ne la lui enlève en quelques mois.
Depuis leur divorce à Réno, il pouvait compter sur les doigts d’une main les rares fois où elle lui avait écrit une vraie lettre. Le plus souvent, elle se contentait de lui adresser trois mots vite griffonnés sur une carte postale, dans un hall d’hôtel ou sur un coin de table de restaurant. Coucher de belles phrases sur une feuille de papier, en mesurer le sens n’était pas le genre de cette fille impulsive et volcanique qui s’étourdissait de l’agitation d’une vie d’artiste de cabaret, menée tambour battant.
Contraint, à son grand regret, de prendre une retraite longtemps différée à la suite d’un triple pontage coronarien, il n’était pas du genre à donner dans le caritatif. Quelque peu désœuvré faute d’avoir anticipé ce brutal changement de vie, Jacques Briant n’osait s’avouer qu’il tournait en rond depuis sa sortie de la maison de convalescence. Passé le temps des grasses matinées, il cultivait le rêve d’un safari-photo ou d’un séjour dans une île aux plages paradisiaques.
« Il n’y a point de bonheur sans courage ni de vertu sans combat. »
Jean-Jacques ROUSSEAU