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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Ce roman est une plongée sans bouteilles dans la pauvreté et la misère aux USA, dans une société qui ne pardonne rien, n'offre aucune aide et enfonce les exclus. Il est clair que j'ai trouvé ce texte - avec son écriture envoûtante - extrêmement déprimant.
On suit un homme dans deux périodes de sa vie - l'une plutôt heureuse, il est amoureux et vit avec une femme un peu junkie, un peu bordeline, mais ils s'aiment et attendent un bébé. Ils ont des amis pas très recommandables, et choisissent souvent les solutions rapides (et illégales) pour se procurer de l'argent. Dans la seconde période, l'homme est sorti de prison et vit dans son camion pick-up, seul avec son fils.
On reconstruit, chapitre après chapitre, les événements qui ont mené à la rupture, et on ne peut que constater comme les possibilités de rompre cette spirale de mauvaises décisions étaient minces.
C'est un voyage au pays des exclus dans une société d'abondance et de surconsommation, où la survie ne tient qu'à un fil. On suit le détail des mécanismes qui enfoncent les pauvres de plus en plus profondément, victimes d'autres personnes à peine mieux lotis qu'eux, mais pour qui ils sont des "clients", impuissants face à toutes sortes d'abus.
On ne peut que se féliciter et choyer en particulier le système de santé français où on n'est pas amené à s'endetter pour soigner un conjoint malade de cancer, et où un enfant malade est pris en charge à l'hôpital même si on n'a pas de mutuelle ou d'adresse fixe.
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Le premier choc est venu de l'écriture.
Une écriture qui dégorge de métaphores d'une précision acide, pleine de couleurs et de textures.
Les gestes du quotidien prennent alors une dimension héroïque ou tragique, comme ce simple fait de se laver les mains dans les toilettes d'un Mac Do.
"Lorsqu'il dessere une aisselle pour atteindre le savon, un musc de gouttière de feuilles humides s'infiltre vers le haut. le hublot du distributeur de savon est un cyclope injecté de sang. Fatigué et presque vide. Un faible éternuement rose dans sa paume. "

La langue de Jacob Guanzon est unique, parce qu'il mélange dans un accord parfait la poésie de certaines descriptions et la crudité réaliste de certains décors. Des métaphores incandescentes surgissent au milieu d'une conversation familière, des détails glauques se parent soudainement de lyrisme. Et si cette écriture est déroutante, pourtant elle sonne juste tant elle excelle à exprimer un flux de pensées, une sorte de monologue intérieur désordonné où la syntaxe et les mots peuvent se permettre une certaine fantaisie.
L'auteur parvient à traduire les moments d'absence que chacun peut avoir au cours d'une conversation, lorsque la pensée éloigne du moment présent et que des images viennent parasiter le dialogue. Dans ces moments là, les phrases se terminent de façon abrupte et la réalité devient floue comme si le personnage s'embourbait dans des réminiscences confuses.

La structure du roman est d'une grande efficacité pour évoquer la misère qui frappe Henry et son fils. Les titres de chaque chapitre indiquent par des chiffres brutaux et irréfutables la somme d'argent dont ils disposent. Au plus près d'un budget où le moindre cent compte, la réalité de la pauvreté s'impose aux lecteurs. L'argument est mathématique et il disqualifie tout discours moralisateur sur la motivation et la persévérance. Les efforts que déploie Henry pour nourrir son fils, en le gavant de soda pour apaiser la faim ou en remplissant ses poches de sucre et de ketchup, sont d'une vérité cruelle.
La technique est par ailleurs efficace pour capturer le lecteur, celui qui espère le jackpot comme celui qui ne se berce pas d'illusions.
L'auteur nous prend comme témoin et ne nous lâche pas, comme des lecteurs à l'oeil rivé sur le compteur.

Les chapitres au présent occupent une durée de 24h, de l'anniversaire de Junior à la course au Walmart. Ceux au passé servent à la fois à différer l'avancée de l'action, mais aussi à expliquer la situation inextricable dans laquelle se trouve Henry. Pour gagner la sympathie du lecteur, il était important d'inclure des flashbacks fragmentés qui décrivent son parcours.
Car Henry n'est pas né pauvre. Si ses parents étaient immigrés, ils avaient fait des études, étaient intégrés et exercaient des professions intellectuelles. Jusqu'à la maladie puis la mort de la mère, et le changement de travail de son père, Henry aurait pu être un étudiant américain ordinaire. Mais l'absence d'un véritable système de santé fait déjà des ravages et oblige le père d'Henry à contracter des dettes.
Ensuite la passion immature d'Henry pour Michelle à l'adolescence, sa consommation d'alcool et de de drogue, son opposition à son père vont l' amener à purger une peine de prison. Lorsqu'il sort, Michelle est dépendante et il a un fils qu'il ne connaît pas.

Donner un enfant à Henry est un choix judicieux. Jacob Guanzon renforce ainsi sa dénonciation d'un système capitaliste qui génère autant de laissés-pour-compte et parmi eux des enfants en danger. Il permet à son personnage d'engranger un capital sympathie, qui croît à mesure qu'il lutte pour son fils.
"Son fils, son homonyme, son héritage. le symbole vivant qui prouve de façon irréfutable - malgré tous les vents contraires et toutes ses failles - que le passage d'Henry sur cette terre n'aura pas été complètement foiré, qu'il aura au moins fait une chose de bien."
Alors qu'Henry n'a pas vu grandir son enfant, il rêve d'un avenir meilleur pour son fils et lui consacre toute son énergie et tout son amour.
Et il en a de l'énergie, Henry. Il veut vraiment travailler, il accepte les boulots les plus difficiles, se prépare pour son entretien d'embauche.
Mais lorsque l'on a fait de la prison, qu'on n'a pas de domicile fixe, les opportunités sont extrêmement rares.

Après avoir commencé son roman dans un Mac Do, qui symbolise à la fois mal bouffe et travail précaire, Jacob Guanzon termine en apothéose dans un Walmart et multiplie ainsi l'antiphrase de son titre.
Il choisit également de cantonner son personnage dans des espaces configurés pour les classes populaires : Mac Do comme Walmart fonctionnent en présentant à la fois l'image de l'abondance et celle d'un budget maîtrisé. Ainsi l'illusion de participer à la société de consommation, de pouvoir jouir des produits qu'elle dispense rassure et console les moins aisés.

La longue description de la traversée du supermarché rassemble les différentes thématiques : le superflu contre l'essentiel, l'abondance contre le dénuement, le droit de choisir contre l'obligation de subir et la lutte pour la survie.
"Des boîtes des Benadryl roses, des boîtes d'Allegra bleues, un monticule herbeux de Claritin, et la dernière moitié du rayonnage est occupée par les Antidouleurs : rouge pour le Tylenol, marine pour l'Advil, émeraude pour l'Excedrin extra fort, écarlate pour l'Excedrin Migraine, bleu ciel pour Aleve, jaune pour Bayer. Chaque marque et chaque couleur se déclinent en une dizaine de formats, des tailles de plaquettes et des doses variées, effet longue durée, effet immédiat, comprimés, gélules, et tout ce qui compte, c'est qu'il prenne le meilleur médicament de tous, le plus cher, mais dans la plus petite boîte pour qu'elle tienne dans sa manche de chemise déboutonnée. Il doit d'abord attendre que la femme qui vient de garer son caddie à côté de lui s'en aille. Sous son hijab en soie, elle passe d'une boîte de Claritin à une autre de Loratadine. le temps presse. Chaque seconde brûle une nouvelle goutte de gasoil, chaque minute fait grimper la fièvre de Junior, un peu plus près de la mort. Mais ça lui offre une pause, un instant pour respirer, observer, comparer. L'Advil se révèle le plus cher, ce qu'il suppose être un signe de qualité supérieure. "

Ce premier roman, outre sa qualité littéraire, dénonce une idéologie qui prétend donner sa chance à chacun, qui affirme qu'il suffit de vouloir pour pouvoir et qui tente de perpétuer le mensonge du rêve américain.
Le dernier choc tient dans les dernières pages.
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Chaque passage de ce bouquin est un coup porté.

Au coeur d'abord avec cette ouverture dramatique du titre sur un père qui racle les fonds de poche pour fêter, sans ses copains, l'anniversaire de son gamin dans un McDonald, ambassade américaine de la malbouffe. Soulagé que le p'tit ait choisi un des snacks les moins chers du menu, car leur survie en dépend. Chaque chapitre est subtilement intitulé par le montant de fric qu'il reste au héros, et c'est jamais l'jackpot.

Au foie ensuite avec une succession de choix douteux faits par ce même père, en guise d'évasion d'un des carcans que l'Amérique te réserve . Les paradis temporaires que choisit notre héros ne sont qu'un raccourci direct vers l'enfer de l'addiction et de la polytoxicomanie, mais hey tant que ce sont des Marlboro, ça fait cow-boy américain, donc tout va bien non ? Et puis si on arrose le tout de whisky bon marché ca rappelle l'époque de gloire du Moonshine de contrebande n'est-ce pas ?

Un coup à la tête qui sonne et abrutit comme une vieille gueule de bois, quand on se rend compte hagard que le rêve américain n'est qu'un leurre. L'American Dream est un boniment ayant juste aidé à peupler une terre colonisée qui crache sur son histoire et ses basanés, surtout quand t'as pas une bonne gueule de blanc au sourire Colgate. La seule vérité dans le pays de tonton Sam tient sur 156x66mm. Oui. Ce bon vieux ticket vert d'un dollar, le monde tourne autour de ça.

Un bon coup dans le dos car même quand t'as payé ta dette à la société en goûtant au donjon et en laissant le soleil aux plus respectueux de la loi, t'auras toujours ton fardeau à te trimballer comme un bousier qui se roule son merdier. La rédemption et le pardon tout ça c'est de la flute de religieux, In god we trust qu'il disait, sauf quand il ne t'écoute plus depuis bien longtemps.

Un bon crochet dans les tripes, grâce à ce coup de plume acide, lucide et désabusé, ne manquant toutefois pas d'errance sur les chemins de l'espoir, même s'ils sont souillés par l'hostile réalité de la vie.

Pour finir par un uppercut. le bouquin terminé tombe des mains, décroche la machoire de son lecteur par tant de justesse, de secousses, de noirceur sans misérabilisme, de virtuosité pour un premier roman, d'humanité et de franchise, un cri silencieux séditieux à l'encontre d'une locomotive capitaliste qui broie ses prolos sans filet social et fonce pleins fer vers l'égoïsme capitaliste auréolé de gloire.

Sonné par cette histoire de survie unique et pourtant si tristement commune. Un roman noir et fort brillant de véracité et de finesse, qui pue l'amour, la misère, le racisme, les devoirs et l'incapacité.
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Jakob Guanzon nous présente les faits, accompagnés de la poignée de dollars en poche, jour après jours, remontant le fil du temps oscillant entre le passé et le présent pour nous confier l'histoire d'Henry, l'histoire d'une vie jalonnées de galères parfois gérables où parfois quelques petits bonheurs laissaient un peu d'espoir, jusqu'au point de non retour où tout bascule. 

À travers cette histoire, on se rends compte à quel point, comment, la descente en enfer était presque prévisible tant la vie peut s'avérer difficile quand certains obstacles la jalonnent rendant la remontée extrêmement laborieuse face aux étiquettes qui s'ajoutent, épreuves après épreuves au fardeau déjà si lourd à porter comme le passage par la case prison qui ne facilite pas les nouvelles embauches ou encore les impayés de loyer qui en plus de te priver d'un toit te freine pour en obtenir un nouveau face au fichage sur liste rouge des mauvais payeurs. 

L'auteur pose un regard extrêmement avisé sur ceux généralement, appelés les laissés-pour-compte, sur les difficultés pour rester digne et pour ne pas tomber encore plus bas comme pour ce père qui n'espère qu'une chose, prendre un nouveau départ pour rendre son fils heureux. 

Au pays de l'abondance, la misère s'installe jour après jour un peu plus, laissant en bord de route des hommes, des femmes et même des enfants en mode survie. 

Un roman déchirant aux émotions multiples, cri du coeur d'un père à son fils, tantôt poétiques, tantôt très sombres quasi désespérant, porté par une plume aussi extraordinaire que singulière. 

Un premier roman sélectionné pour le National Book Award, un véritable uppercut littéraire qu'il sera difficile d'oublier.
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Un roman conseillé par Bichette puis par Michel. Je savais un peu à quoi m'attendre. Mais j'ai été tout de même très sonnée après l'avoir fermé.
Henry un homme en galère vit avec son fils de 8 ans dans son pick-up. La dégringolade a commencé à la mort de sa mère. Son père Itay, immigré philippin l'a élevé seul. Cet homme brisé, malheureux, ruiné ne va pas être tendre avec son fils. Déchu de sa fonction de prof après une faute envers un élève, il se voit obligé de prendre un travail dans le bâtiment. Henry va vite prendre le mauvais chemin. Drogue, trafic, mauvaises fréquentations...
Il rencontre Michèle dans une cure de désintoxication. Amoureux, ils vont s'unir dans leur faiblesse. Quand Junior naît Henry l'aime tout de suite très fort. Mais les galères se multiplient jusqu'à la prison. A sa sortie Henri retrouve Michèle à la dérive. Junior intelligent et calme assiste aux disputes violentes de ses parents, jusqu'au jour où ils devront prendre la route.
Mais comment survivre dans un pays où il n'y a pas de place pour qui est en réinsertion, où les aides sont inexistantes, enfants ou pas. Il n'y a pas de pitié pour ceux qui s'enfoncent. C'est le cauchemar américain !
Le style est unique. Des phrases courtes sorties de l'imagination fertile de ce jeune auteur.

" Ce soir-là un nouveau son résonna au loin, clair et joueur, il grandissait et s'approchait. Un joyeux tonnerre. C'était le son jaune, des tournesols, du rire: celui de maman."
"Michèle se tira la peau du visage à deux mains, puis se mit à la pétrir comme un bloc de terre auquel elle aurait voulu donner une forme présentable."
"Elle était plus maigre que jamais, avec ses côtes comme un xylophone et ses hanches tranchantes comme des pelles."
Un livre noir qui se lit lentement. On passe de la tristesse à la colère. C'est sûrement le style qui m'a permis de le lire jusqu'au bout.
J'attends le prochain livre de ce jeune auteur!


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Profondément dérangeant, ce livre ne m'a pas fait vivre que de bons moments. Et pourtant sa puissance d'évocation emporte tout. C'est un livre douloureusement nécessaire, écrit dans une langue tantôt râpeuse, tantôt poétique, tantôt , tantôt…étrange. Langue des losers, des toxicos et des métisses, langue du mid-West et langue des pauvres.

Jakob Guanzon écrit là un premier roman à la maturité sauvage et à l'engagement sans concession.
Il pulvérise le rêve américain en décrivant une inexorable descente aux enfers.
24h de la vie d'un homme et de son fils de 8 ans, Henry et Junior, vivant dans leur pickup.
Chaque chapitre est précédé de la somme d'argent qui restera à la fin de celui-ci.
En alternance, analepses et flashbacks nous racontent comment des universitaires peuvent basculer dans la déchéance sociale : racisme, système de santé,chômage etc… et comment leur fils, implacablement, descendra l'échelle sociale jusqu'au bout du bout : drogues, mauvaises rencontres, prisons etc…
Ce livre est dur car on se prend à espérer et, en même temps, on sait que c'est foutu, Henry sera broyé par le système.
Toutes les stratégies de survie sont minutieusement décrites : bouts de savon récupérés , utilisation des matériaux de récupération etc…
La vie dans les concentrations de mobil-home donnent lieu à des scènes surréalistes tout comme la description du marché aux esclaves où on embauche chaque matin les journaliers.
Et puis il y a cet énorme chapitre où Henry doit traverser tous les rayons « d'abondance » d'un Walmart pour voler de…l'Advil.

On ressort de ce livre essoré, soufflé et terriblement en colère.
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Le récit commence dans les toilettes pour hommes d'un MacDo. Henri n'a plus que 89,34 euros en poche, plus de travail, plus de logement. Il vit depuis 6 mois avec son fils Junior dans son pick-up. Aujourd'hui c'est l'anniversaire du gamin. Demain, à midi, il a un entretien d'embauche. C'est leur dernière chance.
Ce premier roman coup de poing, admirablement traduit, dans une langue riche et expressive, alterne le présent et le passé, l'histoire avançant au rythme du roi dollar qui s'affiche en titre de chaque chapitre. 0,38 dollars, voici ce qu'il reste dans la poche du costume bas de gamme de notre héros après 24 h de turbulence.
A travers la lente descente aux enfers d'un homme prêt à tout pour l'amour de son fils, l'auteur décrit l'Amérique des perdants, ceux que la pauvreté rend invisibles et qui se débattent quotidiennement pour garder un peu de dignité et élever leurs enfants qu'ils voient s'enfoncer dans la drogue, la violence ou le désespoir. C'est aussi la critique d'une société de consommation qui fait miroiter à ceux qui n'ont rien des biens inaccessibles à l'image de ce Walmart que notre héros, affamé, parcourt, allée après allée, étourdi par tant d'abondance, à la recherche d'une boîte d'aspirines. La description précise et réaliste de cet univers stérile où s'affaire une humanité vidée de sa substance est un morceau d'anthologie.
Forte, oppressante, cette lecture ne laisse pas indifférent.

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« Abondance » se définit comme tel dans le dictionnaire : quantité plus que suffisante, profusion de biens matériels. Comment définir alors la misère la plus totale dans laquelle vit le personnage principal de ce roman ? Sarcasme ? Triste réalité ? Émergence d'une possibilité que le mot « Abondance » puisse signifier autre chose que profusion, richesse, opulence ? Que cherche exactement à nous dire Jakob Guanzon, l'auteur de ce premier roman ? Car encore une fois, en cette année 2023, voici un premier roman qui coupe le souffle et ébranle… et qui risque fort de marquer durablement les esprits et de laisser une empreinte forte dans le coeur de ses lecteurs.

Dans « Abondance », chaque chapitre du roman commence par une somme en dollars qui indique ce que le personnage principal, Henri, possède dans sa poche. Il compte au centime prêt. Pour mémoire, un nickel a une valeur de cinq cents, un dime une valeur de dix cents, soit un dixième de dollar américain, un quarter une valeur de vingt-cinq cents, soit un quart de dollar américain. Chaque chapitre montre donc quel impact revêt chaque dépense, ou au contraire, combien chaque rentrée d'argent peut être salutaire, autant moralement que dans la vie quotidienne. « Abondance » s'ouvre sur l'anniversaire de son fils Junior. Afin de le célébrer « dignement » et dans la mesure de ses capacités, son père l'emmène au McDo en fin de journée. le roman de trois cents et quelques pages se déroule réellement sur 24 heures, de cet anniversaire à l'entretien d'embauche auquel Henri doit se rendre le lendemain, et qui pourrait changer toute sa vie. le premier chapitre indique l'argent que possède Henri, soit 89,34 dollars. Au fur et à mesure de l'avancée dans le roman, l'auteur fait des bons dans le passé pour tenter de faire comprendre aux lecteurs comment son personnage principal s'est retrouvé dans cette situation. « Abondance » se déroule sur deux temporalités : ce présent où il faut survivre à tout prix, et l'histoire personnelle de Henri, le point où tout a basculé, et la vitesse à laquelle la situation s'est dégradée.

Dans « Abondance », on apprend rapidement que Henri sort de prison. Il y a passé cinq ans de sa vie, soit quasiment la moitié de l'âge de son fils. le lecteur comprend rapidement que sa difficulté à trouver du travail trouve ses origines dans le fait d'avoir été incarcéré. Les secondes chances sont difficiles à obtenir en général, aux États-Unis en particulier. de plus, une situation particulière vient amorcer le début du cercle vicieux de la pauvreté. Henri et son fils se retrouvent sans toit et vivent dans un fourgon. Ces deux éléments, la prison qui va lui coller au corps, et l'absence de domicile fixe vont faire de Henri un homme qui vit en marge de la société. Car, « Son casier judiciaire le forçait non seulement à cocher la case et l'excluait de l'isoloir, mais il l'empêchait aussi de recevoir toute forme d'aide publique – revenu minimum, bons alimentaires, Medicare, aide au logement – et de pouvoir présenter un dossier acceptable pour un logement correct. » Début de l'engrenage infernal… S'en sortir devient une lutte de chaque instant dont on ne peut « se sauver » que par le travail. Jakob Guanzon développe beaucoup le fait de travailler dans « Abondance ». Travailler est ce qui rend un être légitime à faire partie d'une société. Sans travail, aucune légitimité, voire aucun droit d'exister. On devient transparent pour les autres. Cela revient presque à dire que sans emploi, on n'existe pas en tant qu'être humain. Comme si « L'Humanité » au sens large du terme était définie, non pas par qui nous sommes, mais par le fait de travailler, de contribuer à la société. de nombreuses situations de travail sont décrites dans le récit, comme le travail manuel sur les routes ou dans le BTP. Les descriptions de ces travaux de forçat sont d'un réalisme inouï, mais aussi terriblement poétiques.

Jakob Guanzon voulait expérimenter la façon dont on traite ceux qui ont payé leurs dettes à la société et veulent la réintégrer, mais aussi comment on peut vivre à nouveau dans une situation d'extrême précarité et de grande vulnérabilité. Il le fait de la manière la plus intelligente qui soit, en opposant un homme qui n'a rien à une société de consommation qui propose tout. Dans « Abondance », la pauvreté la plus extrême côtoie la richesse la plus insolente, et cela lors de nombreuses occasions, par l'intermédiaire d'exemples criants. Henri doit acheter un antipyrétique, et pour cela traverser un « Walmart », hypermarché connu pour ses prix (puisqu'aux États-Unis, les pharmacies se trouvent souvent au fond de ces surfaces alimentaires). Il traverse alors tous les rayons, ceux de nourriture, ceux qui affichent des produits ultra soldés qu'il ne peut absolument pas se payer, ceux qui annoncent les prix les plus bas du magasin, qui sont, à son niveau, déjà hors de prix. Quinze pages de profusion, quinze pages de description de rayonnages, de produits, de marchandises, sous toutes ses formes. Quinze pages d'articles que Henri ne pourra jamais s'offrir. Autant dire qu'après avoir lu ces quinze pages, le lecteur comprend mieux la signification du mot « Abondance » quand il est impossible d'y accéder. Une scène étouffante, « eye opening » comme diraient les Américains…

« (…) d'autres rayonnages, d'autres médicaments. Des boîtes des Benadryl roses, des boîtes d'Allegra bleues, un monticule herbeux de Claritin, et la dernière moitié du rayonnage est occupée par les Antidouleurs : rouge pour le Tylenol, marine pour l'Advil, émeraude pour l'Excedrin extra fort, écarlate pour l'Excedrin Migraine, bleu ciel pour Aleve, jaune pour Bayer. Chaque marque et chaque couleur se déclinent en une dizaine de formats, des tailles de plaquettes et des doses variées, effet longue durée, effet immédiat, comprimés, gélules, et tout ce qui compte, c'est qu'il prenne le meilleur médicament de tous, le plus cher, mais dans la plus petite boîte pour qu'elle tienne dans sa manche de chemise déboutonnée. Il doit d'abord attendre que la femme qui vient de garer son caddie à côté de lui s'en aille. Sous son hijab en soie, elle passe d'une boîte de Claritin à une autre de Loratadine. le temps presse. Chaque seconde brûle une nouvelle goutte de gasoil, chaque minute fait grimper la fièvre de Junior, un peu plus près de la mort. Mais ça lui offre une pause, un instant pour respirer, observer, comparer. L'Advil se révèle le plus cher, ce qu'il suppose être un signe de qualité supérieure. »

Henry est père, et à ce titre, il fait du mieux possible. Pas de chance si l'anniversaire de son fils tombe dans les mêmes 24 heures qu'un providentiel entretien d'embauche, il devra gérer les deux. Il doit être un père décent, et un homme suffisamment motivé pour qu'on ait envie de l'embaucher. Jakob Guanzon ne lui épargne pas grand-chose, chaque décision se paye, même celles qui peuvent apparaître comme les plus insignifiantes. Chaque dépense se paye, même si l'on débourse quelques dollars pour l'anniversaire de son fils, alors qu'il nous en reste 77,41 et que « Depuis hier soir, leurs réserves de nourriture sont épuisées. Toutes les boîtes nettoyées ont été déposées dans une machine, les nickels de la consigne devant contribuer à payer la surprise de ce soir. ». Même choisir un cadeau se paye en générant une forme de honte qui renvoie sans cesse à sa condition : « Un simple tour au milieu des jouets a suffi pour qu'il se haïsse. Plutôt que de se demander quel cadeau Junior voudrait, toute son énergie s'était portée sur la lecture et la comparaison des étiquettes. » Pourtant, « Abondance » c'est aussi un peu de lumière dans la nuit. du temps passé ensemble, la richesse de développer une relation père/fils, un déluge d'amour, une inondation de fierté. « Il serre et berce Junior. Son fils, son homonyme, son héritage. le symbole vivant qui prouve de façon irréfutable – malgré tous les vents contraires et toutes ses failles – que le passage d'Henry sur cette terre n'aura pas été complètement foiré, qu'il aura au moins fait une chose de bien. »

« Abondance » est un livre extrêmement dense qui propose une photographie d'une certaine Amérique, celle de ce qui compte le moindre nickel, qui trie ses bons de réduction, qui prie pour ne pas tomber malade. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce livre qui met à l'honneur les plus pauvres, ceux enfermés dans des spirales infernales, ceux, parents, qui se démènent au quotidien pour offrir à leurs enfants la meilleure vie possible. « La dévotion aveugle à cette personne miniature était dangereusement absolue. En un instant, il découvrit une capacité horrifiante, celle d'être tout à fait prêt à faire n'importe quoi d'aussi bas et vicieux que nécessaire pour un autre être humain. » Il est ardu d'exprimer correctement les émotions qui vous traversent à la lecture de ce récit. Il y a une infinie tristesse, un sentiment d'injustice, de la colère, mais ce qui est presque incroyable, c'est qu'il réside ici un formidable espoir, une lumière qui ne s'éteint pas, parce que tant qu'on respire, on est vivant. Tant qu'on est vivant, on avance. Je termine par cette citation, fort à propos : « Il y a plein de choses dans ce monde qui méritent qu'on se mette en colère, Henry, mais pas assez pour être en colère contre le monde. »

« Abondance » est un livre brillant, véritable témoin de son temps, catalyseur d'émotions, dont l'écriture vous submerge autant qu'elle s'infiltre sous tous les pores de votre peau. le résultat de ce texte marquera durablement votre esprit et viendra chatouiller vos certitudes. La réalité des situations de chacun n'est jamais celle que l'on voit… Exceptionnel premier roman, coup de coeur évidemment !

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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« Abondance », Jakob GUANZON, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Bonnot, éditions La Croisée, 2023.


Quelque part dans ce nulle part que sont les grandes plaines du Midwest américain, Henry a entassé toutes ses maigres affaires dans son pick-up. C'est dans un sac de couchage posé à même la benne du véhicule qu'il passe ses nuits en compagnie de Junior, son fils de six ans. Demain, il a deux rendez-vous importants. le premier, c'est l'anniversaire de Junior. Pour rien au monde il ne doit refuser à son fils un anniversaire comme celui qu'ont les autres enfants. Parce qu' « un enfant ne devrait jamais arrêter de sourire le jour de son anniversaire ». Sinon, comment pourrait-il encore se comparer à son propre père et obliger Junior à l'appeler « Tatay » ? le deuxième, c'est un entretien d'embauche pour enfin sortir de la précarité. Pour retrouver un semblant de dignité.
Mais il faut encore mettre du gasoil dans le pickup, assurer une nuit bien au chaud dans un motel miteux à la sortie de la ville. Comment en est-il arrivé là ? Bien sûr, il y a eu ce plan foireux. al et ses plans foireux. Résultat : tout le monde s'est retrouvé en cabane pour de longues années. Quand Henry a été libéré, il a retrouvé Michelle et Junior dans le mobile home, là où il les avait laissés. Les retrouvailles avec Michelle ont vite tourné court, et sentant le vent tourner, elle a déguerpi direction le soleil de Californie, avant que Sandi, la gérante du parc, ne procède à leur expulsion pour loyers impayés. Voilà Henry seul avec Junior. Et l'ombre de son passé toujours accroché à ses basques.

« Tout ce qu'il possède, il doit inévitablement y renoncer. Où qu'il aille, il est rejeté. Il n'est nulle part chez lui, parce qu'il n'y arrive pas. Son exil est éternel. Mais est-ce vraiment trop demander d'être l'égal de ces gens, ou de pouvoir être tout simplement parmi eux ? Ouais, il le sait bien, il a fait des choses horribles, honteuses, et ça lui arrive encore de temps à autre, mais par accident, comme hier soir avec le dealer de clebs, et quelques autres petits trucs, comme ce qu'il doit faire maintenant. Mais c'est pour son fils. La fin justifie ces moyens minables, non ? »
Jakob Guanzon, « Abondance »

Pour son premier roman, Jakob Guanzon frappe fort. Américain métissé de Philippin, comme son héros, il nous entraîne dans les marges de la société américaine, le règne de la débrouille. Mais la dégringolade d'Henry n'est pas une fatalité. Elle peut se lire d'abord dans les traits du personnage, pas tout à fait blancs, puis dans les décisions qu'il enchaîne comme autant de noeuds coulants autour de son cou, enfin dans la vie telle qu'elle s'organise aux Etats-Unis, où une condamnation vous poursuit tout au long de votre parcours, où la valeur d'un homme, comme les titres des chapitres, se mesure à la somme d'argent dont il dispose au moment T. Henry et ses comparses, comme Moïse devant la Terre Promise, ne peut que contempler l'Abondance, sans jamais y avoir part.
Mais Abondance, c'est aussi, et surtout, une histoire d'amour qui se cherche été ne se trouve pas, entre un père et son fils. On pense à « La route », dans une version non dystopique, mais tout aussi rude. Comme dans le roman de Cormac Mac Carthy, on pressent que le père et le fils ne peuvent survivre dans cet enfer qu'en étant ensemble contre l'adversité. Mais ici, la catastrophe n'est pas derrière nous, elle est à venir.
Abondance est un roman poignant, servi par une écriture qui appelle à la révolte, à l'insurrection. Une totale réussite.

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J'avais envie d'un autre livre américain, mais, qui parle de la société actuelle.
Dans la pure tradition, Jakob Guanzon arrive à créer une histoire de toutes pièces, afin de nous sensibiliser sur certains laissé-pour-comptes : ceux qui ne peuvent se payer à manger correctement et se nourrit de sauce ketchup en sachets gratuits. Ceux qui dorment dans leurs voitures transformées pour toujours en maison. Ceux qui recherchent activement un emploi et qui se prennent la tête pour laisser sur le trottoir les autres concurrents, même s'ils ont autant besoin du moindre dollar.
Bref, ceux qui sont nés au mauvais endroit, dans la mauvaise famille, mais, qui veulent à tout prix rectifier le tir, avec ce qu'ils ont, c'est-à-dire, pas grand-chose.
Bizarre dans cette société remplie d'abondance.
Un roman nécessaire,, dès les premières lignes, Jakob Guanzon tape juste, avec une écriture vraiment belle et sincère.
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Thèmes : enfants , familles , familleCréer un quiz sur ce livre

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