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Critique de jlvlivres


« Près de la Mer » est un des rares romans de Abdulrazak Gurnah a avoir été publié en français, après avoir été traduit par Sylvette Gleize (2006, Editions Galaade, 313 p). Histoires compliquées de cet auteur et de ce pays, la Tanzanie. Hélas, la maison d'édition, fondée par Emmanuelle Collas, spécialiste de l'Antiquité, l'a dirigée jusqu'à la cessation de son activité en 2017. L'auteur vient d'être couronné par le prix Nobel.

Le pays tous d'abord, c'est la réunion de l'ancien Tanganyika et de l'île de Zanzibar. Comme tout pays, il a une capitale officielle, Dodoma, située à l'intérieur du pays, mais c'est Dar es Salam, le grand port sur la côte qui forme le pôle économique. Zanzibar City est l'ancienne capitale de la grande île. Deux autres îles, Pemba et Mafia, au nord et au sud, sont rattachées au pays. Anciennement colonie allemande, le Tanganyika s'est donc réuni avec Zanzibar, qui était sous protectorat britannique, et qui servait essentiellement de réservoir d'esclaves pour le sultanat d'Oman. le premier président de la nouvelle république, en 1964, Julius Nyerere essaye de mettre en place un régime, plutôt socialisant, avec une société égalitaire et un gros effort sur l'éducation. Des communautés villageoises, les Ujamaas, sont organisées sur des principes collectivistes. le développement se fait non sans mal, avec des déplacements de population à la chinoise. Nyerere se retire en 1985. Des nouvelles élections ont lieu et actuellement le pays est dirigé par l'ancienne vice-présidente, Samia Suluhu depuis mars 2021. le pays a deux langues officielles, l'anglais et le swahili. Tout comme la culture qui est sous influence allemande, avec des chrétiens luthériens, des animistes et des musulmans, ces derniers étant notamment à Zanzibar. La découverte et l'exploitation d'hydrocarbures apportent une certaine richesse au pays.
On comprend donc que la vie de Abdulrazak Gurnah n'a pas toujours été facile, puisque né sur l'île de Zanzibar, il appartient à une communauté arabe persécutée. Il part à 18 ans pour l'Angleterre, change de langue en passant du swahili à l'anglais, langue de son écriture. Il obtient un doctorat à Université of Kent avec une thèse « Criteria in the Criticism of West African Fiction ». Une dizaine d'ouvrages publiés, dont trois traduits, qui traitent tous de ses thèmes préférés : l'appartenance, le déracinement et les migrations, suite au colonialisme, ainsi que de la mémoire.
« Près de la Mer » raconte l'histoire de Saleh Omar, originaire de Zanzibar, qui se présente à la douane à Gatwick, à sa descente d'avion avec un faux passeport. « Je suis un réfugié, un demandeur d'asile. J'ai débarqué à l'aéroport de Gatwick en fin d'après-midi le 23 novembre de l'an dernier ». le passeport est au nom de son ancien ennemi Rajab Shaaban Mahmud, le propriétaire de Hussein, un marchand persan qui l'a floué.

Tout commence avant la réunification du pays. Omar Saleh, trente et un ans est propriétaire d'une entreprise de meubles prospère. Il se lie d'amitié avec Hussein, un marchand marin de Bahreïn sans scrupules. Omar accepte de lui prêter une grosse somme d'argent, en échange de quoi on lui donne en garantie les titres de propriété de la maison de Rajab Shaaban Mahmud, le propriétaire de Hussein. le marchand avait prêté une somme d'argent identique et avait reçu ces titres en gages. Comme Omar le soupçonne, Hussein disparait et Omar est obligé de réclamer le remboursement de la dette. Là-dessus se greffe une sombre histoire de tante qui joue double jeu. Elle orchestre une campagne pour discréditer Omar et le faire arrêter et envoyer en détention, d'où il libéré onze ans plus tard. Sa famille s'est dispersée. Ruiné, Omar, se fait passer pour Rajab Shaaban Mahmud, et obtient l'asile politique en Angleterre. Sa seule richesse, un petit sac dans lequel se trouve son bien le plus précieux : une boîte en acajou contenant de l'encens (ud-al-qamari).
C'est un homme déjà âgé de 65 ans, qui apparemment ne parle que swahili, qui débarque dans les années 90 en Angleterre. On lui trouve un traducteur, lui aussi originaire de Zanzibar, Latif Mahmud. Les deux hommes ont a priori des relations communes. « C'est un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce qu'on connaît pour arriver dans des lieux étranges, emportant avec soi pêle-mêle des bribes de bagages, bâillonnant des ambitions secrètes et embrouillées ».

En fait, ce roman d'Abdulrazak Gurnah, le sixième, aborde deux points particuliers de l'écriture actuelle en Afrique, tout comme dans les cinq autres rpmans. En effet, l'auteur se penche tout d'abord sur les sur le fonctionnement de la mémoire et pour cela il décrit la manière dont elle traduit les récits historiques.
Dans le roman, on trouve face à face Omar Saleh et Latif Mahmud. Ce dernier a complètement coupé les liens avec sa famille à Zanzibar. Il mène une vie confortable en Angleterre en tant que poète et professeur à l'Université de Londres. Par comparaison, Saleh Omar est dans l'esprit de Latif, l'homme qui a ruiné sa famille et leur a volé leurs biens dans les années qui ont précédé l'indépendance de Zanzibar. Il a cependant déchu d'une situation de prospère homme d'affaires, puis progressivement petit commerçant, suivi d'un long séjour en prison comme prisonnier d'État, puis enfin migrant sans papiers à Londres dans un pays qu'il ne connait pas.
L'auteur montre tout d'abord le fonctionnement de la mémoire et son façonnement de l'histoire. Puis, il donne un aperçu du rôle des modes culturels islamiques dans la formation de l'identité nationale avant et après l'indépendance et la révolution. On retrouve alors la vie à Zanzibar avant la réunification lors de courts flashbacks. Naturellement, ces récits des vies antérieures des deux hommes à Zanzibar sont assez contradictoires.
Omar décrit le parfum de l'« ud-al-qamari » comme « la sensation d'une expérience », car l'odeur de l'encens déverrouille une série de souvenirs passés qui reviennent et déclenchent son processus d'introspection. C'est en quelque sorte la madeleine de Proust revisitée par Omar. « C'est peut-être cela vieillir, quand le soleil et la pluie ont effacé les uns après les autres les contours et changé les images en une ombre pelucheuse. Même si tout ce flou et ce vague laissent encore des traces, fragments, toujours plus rares de ce qui constituait le tout : le regard chaleureux d'un visage oublié, un parfum, une musique dont la mélodie échappe, une chambre, alors que le souvenir de la maison ou son emplacement nous fuit, une prairie le long d'une route au milieu du néant ». Omar Saleh, c'est un « raiiya », un citoyen arrivé de l'île de Zanzibar car contraint de fuir sa maison, qui réclame le statut de réfugié qu'il obtient, et qui finit par vivre en exil dans une petite ville anglaise au bord de la mer.
Omar Saleh se replie dans le mutisme pour contrer toute « contamination » européenne, toute pollution de son intégrité et de son monde originaire. Comme cet Angolais, Alfonso, rencontré dans un centre de détention qu'il refuse de quitter tant qu'il n'aura pas fini d'écrire son livre, par crainte de perdre le fil de ses souvenirs au contact des Anglais. « Parfois, je pense que c'est mon destin de vivre dans les décombres et la confusion de maisons en ruine ». Il a choisi de ne pas parler anglais et se conforme au rôle imposé du réfugié sans défense, à l'histoire toute tracée. Il rejoint en celà ses compagnons de rencontre : Alfonso l'Angolais, Ibrahim du Kosovo, Georgy un Rom de Tchéquie et Ali le Guinéen.
Latif Mahmud a suivi une autre voie. Il part pour l'Allemagne de l'Est grâce à une bourse en 1966, donc juste après la réunification, et le début d'une vie socialisante. Très vite, il se rend compte de s'être fourvoyé. Il s'échappe de la République démocratique allemande, déguisé en réfugié politique et arrive en Grande-Bretagne. Là, il préfigure ironiquement la fuite d'Omar de Zanzibar. Cependant, entre temps, il est devenu professeur à l'Université de Londres, donc, c'est quelqu'un de respectable. Il a complètement coupé les liens avec sa famille à Zanzibar. C'est une appropriation de l'histoire, tout comme des politiciens sans scrupules et égoïstes l'ont fait en Tanzanie, plus soucieux d'assurer leur propre avenir que celui de la nation naissante. Cela apparait encore plus fortement dans ses derniers romans, dans lesquels Gurnah décrit de façon cinglante le despotisme irrationnel des nationalistes africains. C'est cette dénonciation d'absence de tout discours hégémonique est récompensée par la Nobel.

Le second point important des romans de Abdulrazak Gurnah traite du rôle des modes culturels islamiques et leurs implications dans les modifications des identités traditionnelles africaines. Et ceci avec le point de vue de la Tanzanie, nation pourrait-on dire au passé double avec Zanzibar et la Tanganyika, malgré son colonialisme allemand. Sur ce point, le roman est écrit du point de vue musulman. En effet, les pratiques musulmanes de Zanzibar sont le ciment qui unit la société, mais qui elles peuvent devenir gênantes si elles deviennent trop oppressives pour le reste de la nation. Tout d'abord, il y a le passé de l'île, qui a été longtemps un point de passage des négriers du Golfe Arabique et un lieu d'échange et de commerce maritime. « Il était une fois des cartes commerciales coloniales qui transformaient la corne de l'Afrique, affectant les petites villes le long de la côte avec leurs balisages. Après l'indépendance de ces pays, les commerçants sont brusquement partis, laissant les villes au bord de la mer dans le désarroi, ne faisant plus de commerce du ghee et de la gomme, des chiffons et des bibelots grossièrement martelés, du bétail et du poisson salé, des dattes, du tabac, du parfum, de l'eau de rose, de l'encens... ». Cette coexistence entre africains, arabes et indiens ne va pas sans poser des problèmes. Il y a eu à Zanzibar une révolte des natifs contre les Omanais. Les rabes commencent à coloniser la côte de Zandj, comme ils la nomment, à partir du Xeme siècle, installant des comptoirs commerciaux actifs durant tout le Moyen Âge. Ils assurent le commerce et les relations de l'Afrique de l'Est avec le monde arabo-persan du Nord-Est, mais aussi avec l'Indonésie et la Chine. D'ailleurs, Sayid Saïd, imam de Mascate (1804-1856) se fait construire un palais à Zanzibar, où il séjourne fréquemment, en faisant sa véritable capitale à partir de 1840.
L'Afrique de l'Est est alors un espace de migrants, avec des relations quelquefois très éloignées des jeux de pouvoir politique. Cela se répercute sur les relations à l'intérieur même des familles. Gurnah traduit ce contexte par des narrations multiples. le tout est enveloppé dans un contexte d'ironie, de coïncidences involontaires, avec des silences et des élisions. C'est un peu le jeu double que pratique la tante qui orchestre une campagne pour discréditer Omar, le faire arrêter et envoyer en détention d'où il sortira ruiné.
Il faudra que les deux hommes, Omar et Latif, se retrouvent en Angleterre, après une quinzaine d'années pour que la discussion se rétablisse et que la vérité soit enfin révélée. Il a fallu pour cela que le terrain change, que ce soit dans un pays « neutre », loin de l'Afrique de l'Est. Entre ces deux épisodes, il y a eu bien des désertions, de pays, d'amis de rencontre, et des reniements, envers son pays, mais aussi sa famille. Les premières rencontres sont pleines de suspicion et presque de haine. Ruine pour l'un, perte de son identité pour l'autre, avec en plus des conflits provoqués par la famille.

Par ailleurs, le livre est plein d'allusions explicites à Bartleby dans la nouvelle éponyme d'Herman Melville « Bartleby » traduite par Michèle Causse (2012, Flammarion, 201 p). C'est l'histoire d'un employé qui commence à travailler dans un bureau, puis refuse d'effectuer diverses tâches, puis tout son travail, et enfin décide de rentrer chez lui en disant à chaque fois «I would prefer not to » (Je préférerais ne pas).

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